Oeuvres au programme: - Les Diaboliques de J. Barbey d'Aurevilly.
- La Chute d'Albert Camus.
- Mondo et autres histoires de J.M.G. Le Clézio.
Introduction :
- La Chute d'Albert Camus.
- Mondo et autres histoires de J.M.G. Le Clézio.
Introduction :
Les différentes méthodes de critique littéraire:
- méthode historique (Sainte-Beuve): connaître le milieu dans lequel a grandi l'auteur.
Elle fut contestée par Proust qui pense que le "moi" créateur dépasse le "moi" social.
- méthode structuraliste: étude des structures du récit en décortiquant le texte.
Quelques structures:
Quelques structures:
- la manière dont le narrateur fait son récit.
Dans L'Analyse structurale du récit (coll."Point" n°129), Tzvetan Todorov distingue trois "catégories du récit littéraire" (p.147-148):
1) Le narrateur en sait plus que les personnages. Il pratique la"vision par derrière".
2) Le narrateur en sait autant que les personnages. Il peut voir avec l'un d'eux, puis un autre. C'est la "vision avec".
3) Le narrateur en sait moins que les personnages. C'est la "vision du dehors", pratiquée par les auteurs du "Nouveau Roman" comme Robbe-Grillet.
- le temps dans le récit: ordre chronologique, retours en arrière ou anticipation.
- structures de l'histoire (récit = façon dont est rapportée l'histoire; histoire = les événements rapportés). Parfois les personnages sont disposés selon une structure triangulaire et l'un d'eux a une position dominante.
- structures du milieu: interventions dans le texte de l'auteur qui est porteur d'une certaine idéologie. Idée de "vision du monde" introduite par Goldmann ( Le Dieu caché, étude sur Pascal et Racine) et les critiques marqués par le marxisme.
- lecture psychanalytique du texte: remarquer certains thèmes obsédants, certaines métaphores et images qui reviennent sans cesse. La création littéraire est peut-être la compensation géniale d'une frustration. A l'origine de la critique psychanalytique: Charles Mauron, qui a travaillé sur Mallarmé, Racine, Baudelaire.
Remarques générales sur la nouvelle : (cf René Godenne, La Nouvelle française)
- récit bref : moins de 100 pages.
- fondée sur un sujet restreint: un instant, un événement, une anecdote, une tranche de vie.
- récit resserré, rapide: les faits s'enchaînent de façon brutale.
- met en scène, plus que le roman, la subjectivité de l'auteur se livrant à une sorte de jeu.
1ère oeuvre au programme: "Les Diaboliques" de Barbey d'Aurevilly
- Biographie de Barbey :
Jules-Amédée Barbey d'Aurevilly est issu d'une famille paysanne de Normandie (Cotentin), dont la noblesse est récentge (1756). Il est né à St Sauveur-le-vicomte en 1808, le 2 novembre (jour des morts). Sa naissance fut marquée par un accident: sa mère, qui était passionnée de jeux de cartes et surtout de whist, sentit les douleurs au beau milieu d'une partie qu'elle ne voulut pas quitter. L'enfant naquit là, au milieu d'une hémorragie. Petit, Jules se sentait le plus rejeté des 4 enfants de la famille. Ses 3 frères furent élevés à la maison par un précepteur tandis qu'il était envoyé au collège à Valognes. Là il connut et aima beaucoup son oncle Pontas Duménil qui avait des idées libérales, complètement opposées à celles des parents Barbey, conservateurs et royalistes (ces deux "côtés" formeront le caractère de Barbey. L'oncle a, pense-t-on, donné naissance à un personnage des Diaboliques : le Docteur Torty).
Jules termina ses études à Paris. Il aurait voulu devenir militaire, mais fit du Droit. Vers 22-23 ans il eut une liaison avec une cousine (à l'époque des nouvelles de jeunesse comme "Le cachet d'onyx"). Il fréquenta des libéraux (comme son ami Trébutien). Extérieurement Barbey se présentait comme un "dandy", c'est à dire qu'il s'habillait avec un luxe voyant, provocant, tapageur. Il fréquenta les salons comme celui de Joseph de Maistre, où il rencontra des gens dont les idées se rapprochaient de celles de ses parents. En 1846 il revint aux idées conservatrices et à la religion catholique. La première "diabolique", "Le dessous des cartes d'une partie de whist", fut écrite en 1849. Barbey écrivit des romans: L'Ensorcelée, Une Vieille Maîtresse (1851), Un Prêtre marié et continua son oeuvre de critique, s'attaquant à Hugo et soutenant Baudelaire. Il publia Le Chevalier des Touches en 1863. A partir de 1866 il retravailla au recueil des Diaboliques , qu'il acheva en 1871 et mit en vente en 1874. Aussitôt il eut des ennuis et fut poursuivi. Il retira alors son livre de la vente, ce qui scandalisa ses amis. Il mourut en 1889, ayant écrit presque jusqu'à sa mort.
Ouvrage de référence: Jacques Petit, Essais de lecture des "Diaboliques", éd. Minard.
- "Le Dessous des cartes d'une partie de whist":
Comme dans plusieurs nouvelles, une phrase est mise en exergue. Ici elle parle de "tulle illusion", ce qui indique l'incapacité d'atteindre la vérité.
1er narrateur : lieu : salon de la baronne de Mascranny. C'est un lieu mondain, culturel, fabriqué (où règne une construction humaine), crépusculaire. Impression de fermeture, assez rigide sous un apparent scintillement. Personnages: la baronne, sa fille Sibylle (absence de père). Sibylle a un corps frêle, une "plate poitrine" (parallélisme avec Herminie, malade de la poitrine). Ce couple fille-mère est un possible reflet de l'autre couple, celui des personnages principaux. Le 1er narrateur parle aussi de la comtesse de Damnaglia, de la part de laquelle il éprouve de la séduction. Il y a d'autres personnages secondaires. Près de la baronne se place le 2ème narrateur. La comtesse de Damnaglia mord le bout de son éventail. Elle semble être froide, agressive. La baronne de Mascranny est comparée à Cléopâtre. C'est donc une femme impérieuse. Cléopâtre rappelle le poison (l'aspic, comparaison p.187). Le 2ème narrateur semble être complice de la baronne pour terroriser l'enfant.
2ème narrateur : On retrouve les caractères du salon dans la description de la petite ville de province (comme titre pour les Diaboliques Barbey avait d'abord songé à "Ricochets de conversations"). Lieux : la ville. Structure fermée, un peu étouffante. De la ville (lieu englobant), on passe au salon de Mme de Beaumont, réédition partielle de celui de la baronne. Une différence: ce salon s'ouvre sur un jardin. Scintillement des bagues (aux doigts du dandy Hartford) en rapport avec celle de de la comtesse: rapprochement inquiétant à cause du poison.
1ère scène: l'arrivée de Marmor de Karkoël. Elle est précédée de deux portraits "inutiles" pour l'histoire: Hartford et le marquis de Saint-Albans. Premier fragment de la scène: on voit Karkoël donner les cartes. Après un passage plus général, deuxième fragment consacré à la comtesse qui perdit au jeu ce soir-là. Marmor est l'homme venu d'ailleurs, qui rompt les habitudes du salon et apporte quelque chose de nouveau. On apprend l'existence d'un 3ème narrateur, qui a raconté la scène de l'arrivée de Marmor au 2è narrateur.
(Il y a 4 grandes scènes dans la nouvelle: la rencontre, où le 2è narrateur est témoin indirect; la "partie au diamant"; la bague de Marmor; la conversation finale).
Quatre ans plus tard, la 2ème scène: la "partie au diamant"(J.Petit). Elle se déroule dans le salon de l'oncle du 2ème narrateur. Là le cercle semble se refermer (p.219). Comparaison entre Herminie et la bague (le diamant humain et le diamant minéral). En anglais "dame de carreau" se dit "diamond". Cette fois le 2ème narrateur est témoin direct. Il est un adolescent. Comme la 1ère scène, la 2ème est interrompue. C'est la 3ème scène: la manipulation de poisons par Marmor, surpris par l'adolescent (à l'imagination et à l'intuition développées, au caractère un peu androgyne comme beaucoup de personnages de Barbey).
4ème scène: Il y a un 4ème narrateur: le chevalier de Tharsis. Entre temps est survenue la mort d'Herminie. La 4ème scène nous apprend la mort de la mère d'Herminie, le départ de Marmor de Karkoël et enfin la découverte macabre: un cadavre d'enfant dans une jardinière de résédas. A partir de ces éléments il est difficile de reconstituer une histoire. L'opinion de la ville dit que Marmor fut amant de la mère et de la fille qui étaient donc rivales. Herminie est-elle morte empoisonnée ? De quoi est morte la comtesse de Stasseville ? C'est peut-être le lecteur qui échaffaude une version cruelle à partir des éléments. A la fin la baronne de Mascranny casse une rose (Herminie était nommée "rose de Stasseville") tout comme la comtesse mordait les résédas.
- "Le plus bel amour de Don Juan"
1ère séquence: conversation entre le narrateur et la marquise Guy de Ruy. 2ème séquence: annonce d'un récit (celui d'un dîner) par "Don Juan", alias Jules-Amédée Ravila de Ravilès. Même prénom que Barbey (qui rêve d'être "Don Juan"); reprise de la syllabe "ravi" (Don Juan ravisseur des coeurs). Citation de Tartuffe : procédé de mise en abyme (manière de reproduire à l'échelle réduite ce qui est le sujet de toute l'oeuvre). La marquise est présentée comme une dévote, une prude. Rapide mention du cadre du dîner: un boudoir de Paris (faubourg St Germain). Le 2ème narrateur joue un rôle dans l'histoire puisque c'est Don Juan lui-même. A la fin de la 2ème séquence, aucune scène n'a encore été présentée.
3ème séquence: elle poursuit le récit du dîner. Cadre: luxe, cercle constitué par les femmes (anciennes amantes) autour de Don Juan. Changement de moment: c'est le petit jour, qui crée comme une certaine gène (cf film Le Guépard ou nouvelle Sylvie de Nerval). Atmosphère de fin de fête. Don Juan lui-même est vieillissant. Toujours pas de scène. 4ème séquence: dans les deux séquences précédentes, le 2ème narrateur était présenté à la 3ème personne. Il prend maintenant la parole à la 1ère personne.
Son récit comporte deux portraits: celui de la marquise (anonyme) et celui de sa fille ("la petite masque"). La marquise est belle dans sa maturité, mais "maladroite aux caresses". L'aspect extérieur ne tient pas ses promesses. Elle a l'air aussi d'une mère admirable. Mais là aussi il ne s'agit peut-être que d'une apparence. Elle est aussi dévote (plus loin elle fait des reproches à Don Juan comme Mme Guy de Ruy en faisait au 1er narrateur). La fille semble frêle, fragile. A un moment sa mère lui dit qu'en se tenant ainsi, elle risque d'attraper un mal de poitrine. A la fin de la nouvelle, on apprendra qu'elle est morte, mariée en province. On retrouve ici le thème de "l'enfant sacrifié". La marquise est une sorte de Tartuffe au féminin (parallèle avec la marquise Guy de Ruy).
5ème séquence: un 3ème narrateur, la marquise (qui est aussi héroïne) rapporte à Don Juan ce que lui ont dit le curé et sa fille. Comme Don Juan plus tôt, elle passe de la 3ème à la 1ère personne. Apparaît ensuite un 4ème narrateur: le curé. C'est un narrateur innocent mais aussi un peu sot, à l'entendement limité. Enfin le 5ème narrateur: la jeune fille elle-même, dont le récit n'occupe que quelques lignes. Elle est comme une incarnation de l'innocence et cette innocence séduit Don Juan (cf la phrase placée en exergue au début de la nouvelle). Cette enfant rejoint les autres "sacrifiés" des Diaboliques . Entre Don Juan, la marquise et la petite fille il y a la même structure triangulaire que dans le "dessous des cartes...": un homme et une femme, dont un enfant est la victime. La fille a, même inconsciemment, voulu attirer l'amant de sa mère et en a été punie.
- "A un dîner d'athées"
Barbey semble commencer le récit comme un roman traditionnel. Il n'y a pas de narrateur introduisant les personnages essentiels comme dans les deux nouvelles précédentes. Il s'agit ici d'une vision par derrière: l'auteur sait tout sur son personnage et nous le révèle petit à petit. Dans la dernière séquence du texte, on retrouve la technique du narrateur. Rapports entre la 1ère et la 2ème séquence: dans la 1ère, description d'un lieu sacré, dans la 2ème description d'un temple de la profanation. Dans l'église il y a surtout des femmes alors que chez Mesnilgrand seuls des hommes sont invités. L'église est féminisée: on parle de l'autel de la vierge, des dames de la congrégation du St Rosaire. Les réunions des athées ont lieu le vendredi à midi, la première scène se passant un dimanche au moment du crépuscule.
L'obscurité, l'humidité sont les marques d'un univers féminin. Les "dîners" des athées sont plutôt des déjeuners qui ont lieu en plein jour. Opposition entre le silence de l'église et les cris des athées, entre la discrétion du confessionnal et l'exhibitionnisme des anecdotes "piquantes". Rapports entre la 2ème et la 3ème séquence: jeu de reflets entre l'anecdote de l'abbé Reniant et l'histoire principale. Opposition entre la fille Tesson et la "Pudica", entre la pure et l'impure, au-delà des apparences. Relation entre les hosties et le coeur: il s'agit dans les 2 cas d'une profanation. Le coeur de l'enfant mort est assimilé à une hostie. Relation triangulaire entre l'être qui impose la violence, celui qui la subit et l'objet sacrifié.
Alors que la 1ère séquence raconte une chose ponctuelle, la 2ème raconte beaucoup d'éléments du passé: jeunesse et carrière militaire du fils Mesnilgrand. Il s'agit d'une analepse (retour en arrière) d'une portée de 22 ans. La 2ème séquence décrit une génération et ses idées et aussi les rapports d'amitié entre un père et son fils. Il y a absence de mère. Le vieux Mesnilgrand n'est pas un père moralisateur, castrateur comme ceux qui emmenaient leur fils voir "brûler" Mesnilgrand au début de la séquence (on retrouve là le thème de la castration par le feu, présent aussi dans la 3ème séquence). La 2ème séquence est une sorte de mini-roman. Elle raconte aussi la jeunesse du père. La 3ème est intermédiaire: c'est le récit de deux années particulières. Il y a à la fin une cascade de morts: l'enfant, le major Ydow, la disparition de la "Pudica". Le geste final de Mesnilgrand (porter le coeur à l'église) est primordial (selon J.Petit): il est le rachat de la profanation. Allusion à Virgile, surnommé "le pudique" par antiphrase, comme Ydow et la "Pudica".
- "Le rideau cramoisi"
On trouve dans cette nouvelle plusieurs allusion littéraires et mythologiques: celle à Mme Putiphar, qui voulut séduire Joseph (dans la Bible), se rapporte à Alberte. C'est la jeune fille qui fait les avances, ce qui est vraiment très osé, très inhabituel au XIXème siècle. Autre référence biblique: Samson et Dalila (p.46). Samson est fort grâce à sa chevelure. Dalila la lui coupe traîtreusement, le laissant sans défense. Thème de la femme castratrice. Le héros a une faille et peut être mis en péril. Allusion mythologique: la statue de Niobé dans la chambre de Brassard. Niobé avait 14 enfants, était fière de sa famille et s'était moquée de Latone, mère d'Artémis et Apollon. Ces derniers tuèrent les enfants de Niobé qui fut transformée en rocher. Thème de l'orgueil féminin puni. Alberte aussi a une attitude provocante qui finit par être punie, un peu comme celle de Niobé. Il y a 2 mythèmes communs aux deux histoires: la révolte et la punition.
La page 56-57: charnière entre les 2 parties de l'histoire. Page importante, en rapport avec le titre ("le rideau cramoisi"). Structure externe du passage: paragraphes parfois interrompus par d'autres plus courts (moments d'intense émotion). Structure interne: c'est le 1er narrateur qui nous fait part de ses étonnements (vision "avec"). Son regard se porte tour à tour sur le spectacle inanimé et sur son voisin Brassard. Double cadre: la maison et la diligence. Il s'agit de lieux clos. La ville est endormie, les voyageurs dorment aussi (à l'exception du narrateur et de Brassard). Il y a dans les deux cas une faible lumière: derrière le rideau cramoisi une lueur; l'allumette du narrateur. Remarques stylistiques: utilisation du contraste ombre/lumière; le terme "cramoisi" désignant le rideau a une intonation physiologique: il se rapporte plutôt à un visage d'habitude (on pense à l'adjectif "sanguin", dont le narrateur qualifie Brassard). Il y a un double cadre, il y a aussi 2 personnages (et 2 temps: la fenêtre fait surgir le passé dans le présent).
Le narrateur a une curiosité utile pour "démasquer" Brassard. Il emploie le présent à un moment du texte: il vit alors dans son présent d'écrivain. Il se présente aussi comme un "chasseur d'histoires". C'est donc un écrivain qui se souvient d'une nuit d'autrefois. Brassard: distinction entre son tempérament habituel (sanguin) et son comportement exceptionnel (qui se traduit par la pâleur). Le langage du corps est plus expressif que les paroles, assez pauvres. Il permet au narrateur de soupçonner l'histoire peu banale qu'il a en lui. Mais ce corps plein de vie est soudain comparé à la mort: il est à la fois vie intense et mort. Caractère émotif de la ponctuation: points de suspension, points d'exclamation. Conclusion du commentaire du passage: le talent de Barbey se manifeste dans la fusion entre le cadre et les personnages.
Barbey semble parfois hésiter entre la nouvelle et le roman court, mais la structure circulaire du récit met l'accent sur un événement qui se place au centre. Il y a 4 façons de traduire la durée dans un récit: la pause, l'ellipse, le sommaire, la scène (ce qui fait avancer l'action). La fréquence est exprimée soit par un récit singulatif (évoque une scène), soit par un récit itératif. Il y a des pauses: consacrée à Brassard, aux voyages en diligence; une ellipse d'une 15aine d'années entre les 2 rencontres de Brassard et du narrateur. Il y a donc un art de varier les rythmes temporels.
- "Le bonheur dans le crime"
Cette nouvelle constitue une sorte d'antithèse aux Misérables de Victor Hugo, que Barbey n'aime pas du tout. Il reproche à Hugo de dépeindre des criminels trop gentils, trop prompts à se convertir. Les criminels de Barbey, eux, doivent leur bonheur à leur crime. Les allusions littéraires sont nombreuses ici aussi: le thème de Philémon et Baucis fait sentir que l'amour de Savigny est fort et durable. Mais Hauteclaire est aussi comparée à Lady Macbeth, amante et criminelle (mais qui, elle, connaît remords et folie). Allusions aussi à Locuste (empoisonneuse attitrée de Néron) et à Armide (héroïne de la Jérusalem délivrée du Tasse, qui use de charmes magiques pour retenir son amant Renaud); à Isis et à Osiris (la déesse égyptienne Isis a un amour qui donne la vie: elle ressuscite Osiris qui avait été coupé en morceaux par son frère Seth). Références aussi à Mme Putiphar, à Fulvie. Hauteclaire est à un moment appelée "Mlle Esaü".
La scène du Jardin des Plantes est le prétexte à l'histoire qui suit. Hauteclaire ressemble à la panthère noire: son apparente impassibilité, sa musculature, son attitude de fauve carnassier. Détail curieux: il est dit (p.130) que la panthère est morte ("de la poitrine comme une jeune fille") un an après la scène décrite. Parallèle avec la comtesse de Savigny: elle aussi noble, hautaine mais fragile. L'attitude de Hauteclaire face à la comtesse: elle aime le danger qui est pour elle une stimulation érotique. Elle a besoin du danger pour éprouver de la jouissance.
La profession du narrateur (médecin) lui permet d'être un confident, d'entrer dans l'intimité des héros. Le Docteur Torty rappelle l'oncle Pontas du Méril que Barbey a connu dans sa jeunesse. Il a des qualités que voudrait posséder Barbey: le don d'observation, le flair. Torty est un libéral, célibataire, physiquement fort. C'est un médecin un peu sacrilège puisqu'il commet une faute professionnelle en dévoilant des secrets. Barbey nous dit qu'il a le goût du sacrilège (une profanation de plus dans les Diaboliques). Il a le souci de son allure extérieure (il porte une perruque). Il y a une certaine ressemblance entre le narrateur et l'héroïne de l'histoire: ils ont en commun le goût de la provocation, leurs rapports avec la société dans laquelle ils vivent; ils sont tolérés à cause de leur utilité (enseigner l'escrime pour Hauteclaire, soigner pour Torty). Ce narrateur n'est pas un témoin impassible. Il est un voyeur lors de la scène des passes d'armes (comme Mesnilgrand quand il est caché dans l'armoire). Il est caché et devine en écoutant ce qui est en train de se passer. Cette scène à 3 personnages rappelle la "scène primitive" dont parle Freud.
La structure temporelle du récit est complexe. Dans un récit Gérard Genette distingue l'ordre, la durée et la fréquence. Au début Barbey parle de "l'automne dernier" (octobre 73). Une matinée d'octobre, une seule scène est décrite en une douzaine de pages (avec aussi le portrait du Dr Torty). Ensuite débute le récit du docteur. La structure rappelle celle du "rideau cramoisi". Il y a une analepse d'une quarantaine d'années, nous reportant avant la naissance d'Hauteclaire (presque un demi-siècle): description de l'arrivée du père Stassin, son mariage, la naissance de sa fille, les rapports harmonieux entre père et enfant (cf Mesnilgrand). Il s'agit d'un sommaire, racontant plusieurs années en quelques pages. Ensuite se place une nouvelle scène: après 1830 1ère rencontre entre Hauteclaire et Savigny. Il s'agit d'un récit isolé, singulatif, suivi de la description d'habitudes (récit itératif). Puis une sorte de blanc (la disparition d'Hauteclaire, le mariage de Serlon de Savigny), suivi d'une nouvelle scène: la visite de Torty au château. D'abord un fait isolé, puis une répétition de faits. Nouvelles scènes: les passes d'armes nocturnes, l'agonie de la comtesse. Une ellipse de deux ans: le deuil du comte, suivi de son remariage avec Hauteclaire. Blanc sur la longue période entre le mariage et la scène du jardin des plantes, ce qui souligne la permanence de la passion, de la beauté et de la provocation. A la fin Hauteclaire dit son refus d'un enfant: le bonheur n'est pas possible avec un enfant. Le comte et Hauteclaire semblent être des amants jumeaux, un peu androgynes. L'échange d'armes (p.163) donne l'image que se fait Barbey de l'amour.
- "La vengeance d'une femme":
Originalité du récit par rapport aux autres nouvelles: le texte commence par un préambule où l'auteur parle directement. Le "je" qui parle là ne joue aucun rôle dans l'histoire qui suit. Ensuite commence le récit proprement dit: son début rappelle celui du "dîner d'athées", c'est une "vision par derrière". Mais la technique du narrateur revient lorsque la duchesse déchue prend la parole. Ici le narrateur est une femme (on ne retrouve ceci que dans une partie du "plus bel amour de Don Juan"). Le fantasme d'inceste est présent indirectement en plusieurs endroits de la nouvelle: références à Oedipe, à Agrippine (qui aurait eu des relations avec son fils Néron, d'après Tacite) et à Myrrha (des amours de Myrrha et de son père serait né Adonis). Allusion à l'inceste adelphique qui est évoqué dans René de Chateaubriand (au début, p.299). Don Esteban est le cousin du duc de Sierra-Leone dont il aime la femme. Il joue le rôle du fils convoîtant la femme de son père. Le duc est l'image du père: il représente l'autorité, la loi. Il se venge de son rival par la castration, symbolisée par le coeur arraché. Comme dans le "dîner d'athées" il y a ici un jeu de contrastes entre l'ombre et la lumière. En voici les différentes occurrences: le thème de l'ombre apparaît d'abord. La scène décrite se passe le soir (moment important chez Barbey), dans une rue sombre, la rue Basse-du-Rempart, comparée à un "ravin sombre", où tout suggère la pollution physique et morale (allusion au Diable, prince des ténèbres). Sur ce fond obscur se détachent les couleurs éclatantes, "splendides de mauvais goût" de la prostituée. Cet éclat tapageur de sa toilette est souligné par l'éclairage artificiel. Mélange d'une lumière peu rassurante avec la nuit. On retrouve cela dans le "gros plan" sur le visage de la femme: Barbey parle de "clarté blême" (oxymore). Ensuite on passe de l'extérieur à l'intérieur; la maison noire dans laquelle surgit une lumière. La chambre où arrive Tressignies est inondée de lumière. La porte est éclairée car la femme y a écrit le nom qu'elle veut souiller. Le thème de la lumière est aussi appliqué aux passions: la femme est comparée à une torche, son bracelet jette des feux inquiétants et la femme le regarde avec des yeux de flamme. En plus le nom de la duchesse est "Torre-Cremata" (tour brûlée). Le feu est la marque de l'énergie qu'elle a au fond d'elle-même. A un moment la lumière perd son aspect infernal: lors de l'évocation de l'amour pur et de la candeur. Mais autrement elle est toujours diabolique. A la fin la lumière évoque l'ennui des salons où va Tressignies.
Façon dont le temps est rendu dans la nouvelle: la 1ère scène se passe "un soir, vers la fin du règne de Louis-Philippe". Elle occupe une vingtaine de pages. 1ère incursion dans le passé: dans celui de Tressignies. Trois ans plus tôt il avait vu la duchesse à St Jean-de-Luz. Retour au soir du récit, puis plongée dans le passé de la duchesse de Sierra-Leone. Elle parle d'abord de l'histoire de sa race et de celle de son mari (remontée en arrière de plusieurs siècles), puis de son mariage, de la rencontre d'Esteban (situés à une époque indéterminée, assez proche). Ensuite elle met en relief 2 scènes: celle où le mari dit "il n'oserait", puis celle du meurtre et des scènes sanglantes. Toutes ces scènes tragiques se passent "un soir". La narration est interrompue par des retours au soir où elle a lieu. On a ensuite une prolepse: la prostituée prédit la fin qui sera la sienne (p.328). Elle annonce aussi qu'elle est à Paris depuis 3 mois: on a rejoint le temps initial. Après le récit abandonne la duchesse et décrit par un sommaire quelques mois de la vie de Tressignies. Puis il y a une ellipse: absence d'un an de Tressignies. On ignore ce qu'il fait pendant ce temps. Le récit reprend son cours "un soir": retour de Tressignies à la vie mondaine. Il est devenu une sorte de mort-vivant. Il apprend la mort de la duchesse. Une dernière scène a lieu le lendemain matin, à l'hôpital. Le narrateur ou le témoin est souvent un voyeur.
- Le thème de la profanation dans les "Diaboliques" :
On le trouve dans une séquence du "dîner d'athées": celle où l'abbé Reniant raconte comment il a jeté des hosties aux cochons. Ainsi il a profané la présence du Christ à laquelle croient les catholiques. A la fin de l'épisode, le père Mesnilgrand tourne en dérision un passage des Evangiles: celui où Jésus fait sortir des esprits démoniaques du corps d'un homme et leur permet d'entrer dans les corps de porcs qui tombent ensuite dans un précipice. Les passages sacrilèges de Barbey se présentent comme des vengeances. Les dîners d'athées ont lieu un vendredi; l'opinion publique les compare à des festins de Juifs où l'on profane des hosties et où l'on égorge des enfants (antisémitisme). L'abbé Reniant fabrique des potions pharmaceutiques qui font avorter les "filles embarrassées". C'est donc un avorteur, un infanticide. Le véritable sacrilège que dénonce Barbey est le crime contre l'enfant. Il se répète lors de la profanation du coeur de l'enfant de la "Pudica". Rationnellement Barbey est pour la religion catholique, mais il est fasciné par les sacrilèges. C'est pourquoi il y a une certaine lutte en lui-même entre ses différentes tendances.
Dans la "vengeance d'une femme" la duchesse veut des funérailles grandioses, religieuses, pour faire ressortir le contraste avec sa condition de "fille". C'est une sorte de sacrilèges, répondant à un autre sacrilège: celui du duc envers le coeur d'Esteban.
Dans "le plus bel amour de Don Juan", le comte Ravila de Ravilès est placé sous l'image de "Don Juan". Or Don Juan est un profanateur, il provoque audacieusement Dieu et l'au-delà. Le comte est entouré de douze femmes, ce qui parodie la Sainte Cène du Christ avec ses 12 apôtres. La profanation est aussi présente dans des jeux de mots. A plusieurs reprises Don Juan est assimilé au Diable. La profanation consiste aussi à comparer l'amour humain aux choses sacrées ("l'amour d'essai" de la marquise est comparé à la "messe blanche" du jeune prêtre). C'est le cas dans plusieurs passages.
Dans "le bonheur dans le crime", le docteur Torty commet quelques plaisanteries anti-cléricales, se moquant des croyances de ses patients.
Chez Barbey la profanation revêt bien des formes, mais c'est assez souvent une métaphore de l'infanticide.
- La femme dans les "Diaboliques" :
On trouve dans ces nouvelles des femmes dominatrices. Hauteclaire exerce une domination sur Serlon de Savigny. Elles sont aussi dissimulatrices, hypocrites (ex.: la comtesse de Stasseville). Elles organisent leur avenir, leur destin. Il y a chez elles une grande aptitude au plaisir et en même temps un grand sang-froid. Mais il y a des variantes au type général: la marquise, maîtresse de Don Juan a une certaine inaptitude à l'amour. On remarque chez les femmes des Diaboliques une volonté d'émancipation: elles revendiquent leur liberté sexuelle, prennent l'initiative à la place des hommes. Hauteclaire pratique le métier masculin de maître d'armes. Dans cette nouvelle l'escrime est une métaphore de l'amour. Il y a aussi un refus de la dimension maternelle chez ces femmes.
Leur apparence physique témoigne soit d'une fragilité de fin de race (Herminie, la comtesse de Stasseville, la comtesse de Savigny), soit d'un idéal androgyne (Hauteclaire, Alberte) de robustesse et de féminité réunies. Dans "Don Juan" une duchesse est comparée à Mélusine, la femme-serpent. Alberte a une main "grande et forte comme celle d'un garçon". Barbey semble beaucoup plus séduit par ces femmes un peu androgynes que par les autres qui sont fragiles et malades de la poitrine. Certains hommes ont aussi des aspects féminins mêlés à leur virilité.
2ème oeuvre au programme: "La Chute" d'Albert Camus
- Biographie d'Albert Camus :
Né en Algérie dans une famille modeste (en 1913), Albert Camus a souffert de la tuberculose dans les années 30. Il a fait des études de philosophie et se passionne pour le théâtre. Bien qu'agnostique, il s'intéresse à la littérature chrétienne. Renonçant à passer l'agrégation, il exerce divers métiers (maisons d'édition, journalisme). Avant la guerre il publie Noces . En 1940 il termine L'Etranger . son oeuvre comprend des romans, des pièces de théâtre et des essais. A partir de 1943 il collabore au journal Combat . En 1946 on joue sa pièce Caligula , en 1947 paraît La Peste . Les oeuvres se succèdent: Les Justes (1949), L'Homme révolté . Il fait un voyage à Amsterdam en 1953. Il écrit La Chute en 1956, qui aurait dû faire partie du recueil de nouvelles L'Exil et le Royaume (parution en 1958). Comme le récit est trop long, Camus le publie à part. Bouleversé par la guerre d'Algérie, il ne se prononce pas politiquement. Son oeuvre est couronnée par le prix Nobel en 1957. Il est l'idole d'une partie de la jeunesse. Camus trouve la mort en 1960 dans un accident d'auto.
- Introduction :
Quand un auteur de "confessions" prétend dire la stricte vérité, le lecteur est en droit de lui demander des comptes. Au contraire quand il s'agit d'un "récit" comme La Chute, l'auteur est plus libre. Y-a-t-il des éléments autobiographiques dans ce récit ?
- Camus s'est rendu à Amsterdam en 1953.
- Le héros, J.B.Clamence, fait partie de la haute bourgeoisie alors que Camus est d'un milieu modeste.
- Un avocat comme Clamence vit de sa parole. Camus vit de son écriture. Il y a une part de trucage dans la profession d'avocat. Analogie avec celle d'écrivain.
- La Peste se présente comme une chronique, vécue au jour le jour. L'Etranger semble être un journal intime. La Chute se présente comme les propos adressés para un locuteur à un allocutaire (qui reste muet). Elle se donne comme l'enregistrement d'un dialogue. Rapports avec le théâtre de boulevard (scènes de communication téléphonique) et avec la pièce de Beckett Ah! les beaux jours! En fait cet oral est tout à fait écrit.
- Comme Camus, Clamence a été passionné par le théâtre.
- Clamence semble avoir une quarantaine d'années, comme Camus à l'époque de la rédaction de l'oeuvre.
Camus a bâti l'"intrigue policière" de La Chute à partir d'un vol qui a réellement eu lieu: celui, dans les années 30, du panneau des "Juges intègres" qui faisait partie du retable de Van Eyck.
Pourquoi 6 chapitres ? Le récit s'étale sur 5 jours, mais comporte 6 chapitres. rapport possible avec les 6 jours de la Création du Monde.
- Chapitre 1 :
Clamence fait un discours contenant 2 énigmes: celle du tableau et celle de l'expression "juge-pénitent" qui comporte 2 associations étranges: supérieur-inférieur et laïque-religieux. Les énigmes ne seront résolues que dans le chapitre 6, qui est lui aussi un discours (mises à part les "aventures pontificales" de Clamence). Entre les 2 discours, les autres chapitres forment un récit. La structure générale du livre imite celle d'un retable: une partie centrale et 2 volets. Le chapitre 1 nous donne plusieurs informations sur les actants: Jean-Baptiste Clamence était avocat et habitait Paris avant de venir à Amsterdam. Il possède une culture (dont il n'est pas dupe) et notamment une culture biblique. Il parle des Sadducéens (Juifs aisés, à l'époque du Christ, qui s'occupaient de justice). L'interlocuteur est un homme qui a à peu près le même âge que Clamence (la quarantaine), il est un bourgeois assez cultivé. Mais, à la différence de Clamence, il connaît peu Amsterdam et n'a pas l'habitude de fréquenter les bars. En fait l'interlocuteur a un rôle d'utilité, à travers lui c'est au lecteur que s'adresse Clamence. Le "gorille" est nommé une 40aine de fois dans les 3 premières pages. Le récit a un cadre géographique réel: la ville d'Amsterdam, son "quartier réservé" (prostitution), ses canaux concentriques. Mais il y a aussi un cadre mythique: les canaux sont comparés aux cercles de l'Enfer. Clamence est venu y subir un châtiment. Il est dit que les Hollandais ont un aspect double: réalistes et rêveurs en même temps. A leur propos Clamence fait référence au tableau de Rembrandt "La Leçon d'anatomie".
Peut-on expliquer le titre La Chute dès le premier chapitre ? Clamence, riche bourgeois honoré, se retrouve dans un bar à matelots, au milieu de la pègre d'Amsterdam: il y a donc pour lui une chute, professionnellement et socialement. Mais "la Chute", c'est aussi la faute d'Adam (dans la Genèse), le passage du bonheur édénique à la souffrance terrestre. Jean-Baptiste Clamence n'est pas le vrai nom du personnage (il le dit au début du chapitre 2). Ce nom doit donc avoir une signification particulière. L'allusion au Jean-Baptiste de la Bible, au précurseur du Christ, est claire: Clamence porte un manteau en poils de chameau. "Clamence" peut rappeler "clamans" ("criant" en latin). C'est Jean-Baptiste criant dans le désert et prêchant la pénitence. Il se dit bien "juge-pénitent". En fait c'est l'autre que Clamence veut pousser à la pénitence. Clamence est une sorte de faux-prophète qui ne veut pas de la rédemption. Le "gorille" semble appartenir à une race pré-hominienne, il est intermédiaire entre l'animal et l'homme. Son état lui permet de connaître un certain bonheur pour lequel Clamence éprouve une certaine nostalgie. Lui se sent exilé de l'Eden alors que le "gorille" "ne sent pas son exil". Clamence sent qu'il fait partie d'une humanité déchue. Il est intéressant de noter que Jean-Baptiste, le Prophète, est représenté sur l'un des panneaux du tableau polyptique de Van Eyck. Si les Hollandais sont réalistes, ce sont aussi des rêveurs, des personnages en quête (allusion à Lohengrin). Leur univers est plein de brume, mais aussi de lumière dorée. Cette Hollande qu'évoque Camus rappelle les poèmes de Baudelaire (l'un en vers, l'autre en prose) intitulés "L'Invitation au voyage". Elle est "l'Orient de l'Occident", les Hollandais sont à la fois ici et ailleurs.
- Dans le récit, on trouve 3 axes: l'axe de l'énonciation (le temps pendant lequel le héros parle), l'axe de l'événement et l'axe mnémonique. Le chapitre 1 se situe presque entièrement sur l'axe de l'énonciation. Le début du chapitre 2 raconte des événements du passé (axe de l'événement). A partir de l'épisode du rire apparaît le 3ème axe, qui fait ressurgir des éléments que le narrateur avait oublié, occulté: les 3 anecdotes (le cyclomotoriste; l'échec sexuel; le suicide de l'inconnue). Les trois axes se mêlent continuellement jusqu'à la fin du récit.
- Chapitre 2 :
Dans ce chapitre Clamence se souvient de son "eden". A cette époque il jouissait du confort matériel, mais surtout du sentiment de son innocence. Des études ont été faites par les structuralistes (dont Propp) sur les contes populaires. Ils ont dégagé 7 types de personnages qui reviennent sans cesse: le héros, le faux héros, le traître, le donateur, le mandateur, la princesse, le père (faux héros et traître = agresseurs; donateur et mandateur = adjuvants). Au début du conte, la situation est presque édénique, tout va bien. Puis il se produit une sorte de chute et une chose est demandée au héros pour rétablir le bonheur. Dans La Chute les épisodes de manquement et de mandement s'entrecroisent.
Schéma: Manquement = suicide; mandement = rire.
Ordre événementiel: 1. Suicide. 2. Rire. Ordre énonciatif: 1. Rire. 2. Suicide.
L'épisode du rire est précédé de 4 anaphores (= annonces). Dans les chapitres suivants il est mentionné 4 fois (= 4 cataphores). Clamence dit à un moment qu'il a été "appelé" par le rire: il s'agit bien d'un mandement.
L'imparfait est le temps le plus fréquent dans le début du chapitre: il s'agit d'un récit itératif (description d'habitudes du héros). Mais il y a aussi des éléments singulatifs: le récit de la mort du concierge, suivi de paroles concernant d'autres enterrements et de la mention du suicide d'une jeune femme. Lors de tous ces événements c'est Clamence qui rit; soudain quelqu'un rit de lui.
- Chapitre 3 :
Les ch.1 et 2 se passaient dans un lieu clos: le bar. Le ch.3 se passe à l'extérieur, dans les rues de la ville. On retrouve l'axe énonciatif et l'axe événementiel, mais l'axe mnémonique s'y mêle de plus en plus. Il y a du discours (considérations générales, telles qu'on en trouve dans un essai) et du récit. On distingue plusieurs cellules narratives: l'incident avec le motocycliste (4 pages environ), le fiasco sexuel, le suicide de la jeune femme. Ces 3 cellules rapportent des échecs. On peut les mettre en rapport avec la séquence de la mort du concierge, dans le ch.2.
Actants masculins: motocycliste (échec); concierge (mort).
Actants féminins: fiasco sexuel (échec); suicide de l'inconnue (mort).
Clamence ne rencontre l'autre que dans l'échec ou la mort. Dans les mythes il y a souvent 3 épreuves proposées au héros. Clamence est un anti-héros. Il connaît lui aussi 3 aventures. Il y a un ordre croissant: d'abord une blessure d'amour-propre, puis la révélation d'une insuffisance sexuelle, enfin la faute la plus grave. A chaque fois, Clamence est ridicule: c'est l'épisode du rire qui se renouvelle. Ces micro-récits ne sont pas datés. Il est dit seulement que le suicide de l'inconnue s'est passé 2 ou 3 ans avant l'épisode du rire. Entre ces récits singulatifs s'intercalent des considérations diverses et des récits itératifs, décrivant les nouvelles habitudes de Clamence (il évite les quais, par exemple). Clamence réfléchit sur l'Homme, sur le besoin d'asservir qui est en lui. Il y a des rapports entre l'énonciation et le récit: le temps qu'il fait, l'état physique de Clamence, qui ne se sent pas en forme, le fait qu'il se promène. Dans le fait de se souvenir, il y a une intervention du hasard. Clamence auparavant était tourné vers l'avenir. Depuis le "rire" il est tourné vers son passé. Il part en exploration, à la découverte de lui-même. L'irruption du souvenir est le fait du hasard: un petit événement extérieur met en marche la mécanique de la mémoire et ramène à la conscience des éléments occultés (cf chez Proust l'épisode de la madeleine). Dans ce chapitre n'est pas raconté le moment où le souvenir a surgi. Ce sera raconté dans le ch.5, lors de l'épisode de la croisière que fait Clamence avec une femme: une épave flottant sur l'eau lui rappelle la noyade de l'inconnue, par association d'idées.
Le récit raconte un événement passé qui n'a plus aucune répercussion sur le présent. Il y a une impersonnalité dans le récit. Par contre le discours implique un sentiment personnel de l'écrivain. Le passé simple est le temps idéal du récit (ex.: "Louis XIV mourut en 1715") et la personne idéale est la 3ème. Le discours apprécie plusieurs temps: le présent, le passé composé (très employé dans L'Etranger ) et le futur. L'imparfait et le plus-que-parfait peuvent servir au récit comme au discours. La Chute compte 219 passés simples alors que L'Etranger n'en compte que 2. Clamence parle de lui-même comme d'un personnage historique qui lui serait étranger. Il y a chez lui une certaine mauvaise foi, il joue à être l'historiographe de lui-même. Il utilise le passé simple quand il ne serait pas nécessaire. Dans le ch.3 le pronom "vous" à l'adresse de l'interlocuteur s'efface presque entièrement devant le "je" personnel de Clamence. L'imparfait est employé dans les séquences itératives. Le titre La Chute reçoit une nouvelle illustration: il s'agit ici de la chute dans l'eau du corps de la jeune femme. Une interprétation de l'épisode voit en la jeune femme une image de l'Algérie que Camus laisse tomber.
- Chapitres 4 et 5 :
Après le bar et les rues, on a au début du ch.4 un nouveau lieu de narration: l'île de Marken, au milieu du Zuydersee. Il y a un élargissement du cadre qui donne une impression de liberté. Mais il faudra revenir et le ch.6 se passera dans une chambre. Le fait qu'il s'agisse d'une île donne une importance plus grande à l'élément "eau". Au bord des canaux, l'eau et la terre sont emmêlées; l'île est quant à elle totalement entourée d'eau. Mais ici l'eau n'a pas de valeur purificatrice: elle est souillée, comparée à de la lessive. Clamence dit que le Zuydersee est une mer morte (on pense à la Mer Morte, en terre sainte, au bord de laquelle se trouvaient les villes maudites de Sodome et Gomorrhe). Il parle aussi d'un "paysage négatif" dont le "positif" serait un paysage des îles grecques (p.103-104). Pour Clamence la Grèce est le pays de l'innocence, dont le péché est absent, où existent des sentiments purs. Grèce et Pays-Bas: les climats géographiques s'opposent, mais aussi les climats moraux. Sur les eaux que Clamence a devant lui ne plane aucun esprit, comme il est dit dans la Bible. Clamence raconte tous les efforts, souvent désordonnés, qu'il a faits autrefois pour chasser le souvenir du "rire". Il a été tenté par le suicide (début du ch.4). Il trouvait l'innocence dans 2 activités: le sport (football) et le théâtre. Il a voulu ensuite "se jeter dans la dérision générale" en pratiquant la provocation (dans son attitude professionnelle; dans ses écrits: "ode à la police").
Dans le ch.5 il raconte d'autres tentatives, auxquelles sont mêlées des femmes: 1. la recherche de l'amour. 2. l'abstinence. 3. la débauche. Il crut un moment, dans sa période de débauche, être parvenu à oublier. En fait l'excursion en bateau fit ressurgir la réminiscence humiliante et lui signifier que tous ses efforts ont été vains. Il y a des ressemblances entre le lieu de cette révélation et celui de la narration. Dans une 1ère version de la nouvelle, Camus avait fait de l'interlocuteur un policier, dans une 2ème il en avait fait un juge pour enfants. Enfin, dans la version définitive, il en a fait un avocat. Par rapport à l'avocat, policier et juge sont de l'autre côté de la barrière. Camus a donc complètement modifié le personnage de l'allocutaire. Etant avocat, il est une sorte de frère jumeau de Clamence, prêt à l'écouter. Du point de vue du lecteur, la sympathie est plus grande à l'égard d'un avocat que d'un policier ou d'un juge.
Sartre et Camus ont été longtemps de grands amis, mais ils se sont brouillés en 1952, après que Camus eut fait paraître l'essai L'Homme révolté . Le révolté est un individualiste. Il s'oppose au révolutionnaire pour lequel l'action doit être collective. Sartre pense que la révolution marxiste est le seul moyen de progresser pour l'Homme. Dans sa revue Les Temps modernes il publia un article de Francis Janson critiquant durement Camus. Il ne voulut d'abord pas polémiquer lui-même, mais le ton monta de plus en plus. Camus n'admettait pas certaines phrases de Sartre concernant le stalinisme. Dans l'un de ses carnets il appelle "juges-pénitents" le groupe des Temps modernes . Il leur reproche de voir partout le péché sans la grâce et au fond de désirer la servitude. Camus, dans La Chute , parle des "humanistes professionnels" et des "athées de bistrots". A certains égards, le personnage de Clamence est un portrait ironique de Sartre. On le remarque dans les passages où il est le plus provocant (quand il parle de la servitude notamment). Dans les premiers manuscrits de Camus, la caricature de Sartre est très visible. Mais par la suite il a modifié le personnage et lui a attribué certains de ses propres traits de caractère: la propension au lyrisme, l'intérêt pour le théâtre et le football, la réflexion sur le suicide, le rêve de bonheur attaché au climat méditerranéen. Camus décrit donc un personnage double: il est à la fois lui et un autre. La duplicité est importante dans La Chute .
Le récit ne présente pas le même aspect que dans le ch.3. C'est surtout un récit itératif, décrivant les diverses activités de Clamence. Le récit singulatif surgit lors de l'excursion en bateau. Clamence fait de plus en plus de commentaires, de réflexions générales. Le temps du présent de l'indicatif est de plus en plus employé dans ces 2 chapitres.
Clamence commente plusieurs épisodes bibliques. Il parle de Saint Pierre, l'apôtre, qui fut aussi le premier renégat. Il évoque une phrase de Jésus qui fut "censurée" par St Luc: "Pourquoi m'as-tu abandonné ?". Déjà Vigny avait médité sur cette phrase, pensant que Jésus faisait de violents reproches à son Père. En fait, d'après Béatrix Beck, cette phrase est la première d'un psaume hébreux qui se termine par des paroles de confiance en Dieu. Camus évoque aussi l'épisode du massacre des Innocents, qu'il met en rapport avec une certaine sensibilité du Christ, identifiée avec un sentiment de culpabilité. Clamence aussi a laissé mourir quelqu'un sans lui porter secours. C'est pourquoi il a une certaine sympathie pour le Christ, qu'il imagine avoir eu des points communs avec lui. Il interprète la mort du Christ comme une sorte de suicide (cf dans La Peste la mort du père Paneloux qui, atteint par le fléau, refuse de se soigner). Cette sorte de mélancolie que Clamence imagine être le caractère du Christ rappelle le film de Pasolini L'Evangile selon St Matthieu . Mais à travers le Christ Clamence entrevoit aussi la possibilité du pardon: Jésus a parlé doucement à la femme adultère, ne l'a pas condamnée.
- Chapitre 6 :
Ce chapitre comprend un récit (les aventures "pontificales" de Clamence) et un discours de Clamence. Y-a-t-il des liens entre l'épisode "pontifical" et ceux du "rire" et du "suicide" ? Les deux anecdotes précédentes se situaient dans un passé indéterminé, sans précisions. Au contraire l'internement de Clamence dans le camp de prisonniers se passe après le débarquement allié en Afrique du Nord, c'est à dire en 1942. On retrouve l'importance de l'eau: dans le désert elle manque. Cette cellule narrative compte 3 actants (Clamence, "Duguesclin" et celui qu'on laisse mourir) alors que l'épisode du "rire" en comptait un seul et celui du "suicide" deux (Clamence et la jeune femme). Clamence dit plusieurs fois qu'il aime les lieux élevés. Il aime donc dominer, que ce soit physiquement (lors des 2 cellules précédentes il se trouvait sur un pont) ou moralement: en devenant "pape". Mais à chaque fois cette supériorité est démentie et s'effondre. Le personnage de l'ami, celui qui est surnommé "Duguesclin" a pour rôle d'entretenir l'illusion, la possibilité pour Clamence de se montrer meilleur qu'il n'est ("pour l'amour de lui, j'aurais résisté plus longtemps"). Clamence raconte comment il eut envie soudain d'entrer dans la Résistance (épisode du chien et ses conséquences): il démythifie la vocation héroïque en montrant l'importance du hasard.
L'allocutaire joue dans ce chapitre un rôle plus important qu'avant. Il se trouve cette fois dans la chambre de Clamence. Il devient en quelque sorte complice de Clamence puisqu'il apprend que le tableau volé se trouve chez lui. Selon la loi il devrait dénoncer Clamence. La conversation se passe de nuit puisqu'à la fin on voit le jour se lever. Clamence est couché, malade. L'intimité entre les deux hommes est beaucoup plus grande. Le lien semble durable (Clamence dit "vous reviendrez" et l'autre ne dit pas "non"). En plus Clamence ne se contente plus de proposer son aide à son ami, il lui impose un certain nombre de gestes: ouvrir la fenêtre, fermer le verrou, etc... Clamence pose des questions à son tour. Il récolte des informations sur son ami: il apprend qu'il est avocat. Il lui demande alors de "raconter ce qui lui est arrivé un soir", lui impose un examen de conscience pour découvrir sa propre "chute". Au début l'interlocuteur se contentait de recevoir des informations. Maintenant il subit des modifications. Le discours de Clamence a une fonction conative: il influence celui qui l'entend. Clamence dit qu'il passe du "je" au "nous" et au "vous" (p.146): c'est à l'autre qu'il s'attaque. L'interlocuteur est d'une certaine façon piégé et le lecteur avec lui. L'aventure personnelle de Clamence devient le récit de la faute universelle.
Clamence aussi change: physiquement il est atteint assez gravement et cela dément ses paroles (il affirme avoir trouvé la solution et le bonheur). En fait le personnage apparaît complètement cassé, au physique comme au moral. Il ressemble un peu au Caligula de la pièce de Camus, qui est cruel par désespoir mais s'aperçoit finalement que sa solution n'était pas la bonne. Clamence s'enfonce en fait dans une sorte d'Enfer. Le manque initial n'a pas du tout été comblé. Clamence n'a réussi qu'à faire entrer quelqu'un d'autre dans son Enfer. La solution est en fait suicidaire: Clamence semble être en attente de sa mort. Son grand espoir, dit-il, est d'être arrêté pour le vol du tableau et il va jusqu'à imaginer sa décapitation: en montrant sa tête, le bourreau lui donnera une dernière occasion de dominer. Dans L'Etranger aussi le lecteur finit par être accusé, assimilé aux coupables.
Le chapitre 6 rejoint le ch.1: l'énigme du tableau est résolue. On est retourné dans un lieu clos. La scène du ch.6 se passe à l'aube alors que le ch.1 se déroulait au début d'une nuit. Dans le ch.1 la duplicité est attribuée aux Hollandais qui sont "à la fois ici et ailleurs". Dans le ch.6 c'est Clamence qui est l'homme d'ici, mais qui rêve toujours d'un certain "ailleurs".
3ème oeuvre au programme : Mondo et autres histoires de J.M.G. Le Clézio
- Renseignements sur l'auteur :
Né en 1940 Nice, Jean-Marie Gustave Le Clézio a vu son premier roman Le Procès-verbal couronné par le prix Renaudot en 1963. Son oeuvre s'est ensuite développée dans 3 directions: le roman, la nouvelle et l'essai.
- Romans:
Le Procès-verbal présente un marginal vivant dans une maison au bord de la mer. Il s'absente un peu du monde réel. Ce personnage s'appelle Adam Polo. Le Déluge (1966) montre un personnage emporté comme une épave au milieu d'une ville effrayante. Terra Amata (1967), Le Livre des fuites (1968), La Guerre (1970) présentent également des personnages candides, perdus au milieu de villes inhospitalières. Les Géants (1973) montre l'informatisation du monde urbanisé. En 1975 Voyages de l'autre côté montre un certain tournant chez Le Clézio: une réconciliation entre l'Homme et l'Univers, à travers un personnage de jeune fille nommée Naja-Naja. En 1980 paraît Désert .
- Nouvelles:
1er recueil en 1964: Le Jour où Beaumont fit connaissance avec sa douleur . En 1967 paraît La Fièvre . Mondo et autres histoires a suivi en 1978, puis il y eut La Ronde en 1982. Les nouvelles de Le Clézio comportent souvent une "finale énigmatique": tout n'est pas dévoilé, il y a des lacunes parmi les éléments fournis au lecteur. Le terme "histoires" peut signifier "nouvelles" (et non pas "contes").
- Essais:
L'Extase matérielle (1967) montre une certaine idée du monde que l'on retrouve dans les romans. Autres essais: Chilam-Balam (1976), L'Inconnu sur la Terre , écrit un peu en parallèle avec Mondo ; Trois villes saintes (1980).
-"Mondo" :
Les personnages que rencontrent Mondo n'ont pas toujours un nom. En cela l'histoire se rapproche plutôt d'un conte que d'une nouvelle. Quand le vieil homme apprend à lire à Mondo, il le rend attentif aux signifiants, aux formes des lettres dont il propose une interprétation. En ce qui le concerne il y a des éléments au sujet de son nom (p.62) mais il n'est pas vraiment nommé. On trouve beaucoup de persronnages anonymes: le retraité des postes, la dame de l'ascenseur...Mais d'autres ont un nom, à commencer par Mondo. Celui-ci représente un univers, un monde à part. D'autres personnages ont plutôt des surnoms: "le gitan","le cosaque","Dadi" (rapport avec "daddy","papa" en anglais ?). Giordan le pêcheur peut faire penser au Jourdain. L'univers compris dans le nom "Mondo" est morcelé à travers les noms des différents personnages. D'"Ida" à "Thi Chin", il y a un cosmopolitisme indiscutable. Différentes ethnies sont représentées, alors que Mondo ne fait partie d'aucune d'elles.
Il y a un grand flou concernant la chronologie de l'histoire. Seul "l'été" est évoqué à un certain moment. Il n'est pas possible de dire combien de temps s'est écoulé entre l'arrivée de Mondo et sa disparition. L'heure est donnée à un moment: il est 4h 50 lorsque Mondo sur la plage guette le lever du soleil. Aucune importance n'est donnée au calendrier social, mais il y a un cycle naturel qui est respecté. Les événements, qui sont toujours des rencontres, se passent "un jour". Le dernier passage commence par "la dernière fois". Ce flou temporel est en contradiction avec la "règle" de la nouvelle qui suppose un découpage minutieux de la chronologie. Il y a aussi un flou concernant l'espace: la ville n'est pas nommée, la mer non plus. Il s'agit d'une sorte de paysage idéal où le bonheur et l'innocence sont possibles. L'espace paraît un peu rêvé, féerique plutôt que réel.
Le récit s'accélère à la fin, jusqu'à "l'arrestation" de Mondo et à ses conséquences. Que signifie le message laissé par Mondo ? On peut l'interpréter de différentes façons. Il peut signifier la mort de Mondo ou au contraire qu'il a retrouvé la liberté. Si l'on est dans l'incertitude au sujet de Mondo, on est bien rensigné sur tous ceux qui gravitaient autour de lui; le gitan est arrêté pour vol, le cosaque n'était pas cosaque, etc...Le rêve se brise, les personnages retombent dans un quotidien sans joie. On peut penser que Mondo doit être solidaire de son entourage et qu'il n'a pas réussi son évasion. Mais Mondo a remporté une victoire en apprenant à lire.
"Mondo" est un récit bref, un sujet restreint (l'arrivée de Mondo, ses tentatives pour se faire adopter qui sont des demi-échecs, sa capture et sa disparition) qui est un "voyage de l'autre côté" (comme toutes les nouvelles du recueil). Il n'y a pas d'entrée en matière: dès la première phrase on est dans le vif du sujet. Jusque là les "règles" de la nouvelle sont respectées. Mais il n'y a pas dans "Mondo" un événement particulièrement mis en valeur et la chronologie est floue. Y-a-t-il dans "Mondo" un aspect conté, oral ? A un moment (p.44) le narrateur tutoie Mondo, s'adresse à lui. Il s'introduit à plusieurs reprises dans le récit. L'aspect oral existe donc. Finalement on peut dire que des caractéristiques de la nouvelle se trouvent dans "Mondo" mais aussi d'autres éléments sortant du cadre habituel et se rapprochant du conte merveilleux.
- "Lullaby":
"Lullaby" est l'une des seules nouvelles divisées en séquences chiffrées. La 1ère séquence raconte le départ de Lullaby et décrit ce qu'elle trouve: les chiffres (graffitis), la maison et le petit garçon.Lullaby reçoit donc 3 réponses à sa quête. Le chiffre 3 semble magique dans certains contes et mythes. Lullaby est évoquée quelques fois sous le nom d'"Ariel" (génie bienfaisant dans La Tempête de Shakespeare). La chanson en anglais est empruntée aussi à Shakespeare. Ariel est un esprit de l'air, auquel s'oppose Caliban, esprit de la terre. Dans la nouvelle de Le Clézio, Lullaby se voit opposer l'homme menaçant dont l'apparition se situe dans la 2ème séquence.
Lullaby connaît une sorte d'"extase matérielle" mais elle prend conscience (p.100) du caractère insuffisant du langage. Elle brûle les lettres, tous les papiers qui contiennent des phrases, mais pas le dessin du petit garçon. Il semble qu'à un certain moment le langage s'arrête et qu'il faille trouver un autre relais. La 3ème séquence est celle du retour. Lullaby se trouve un allié en la personne de M.Filippi. Elle a un complice, quelqu'un qui voyage aussi. Grâce à lui, le retour est supportable. La conclusion est assez heureuse, comme dans La Tempête .
Le Clézio se livre à quelques recherches concernant la typographie (ce qui s'est pratiqué notamment chez Apollinaire dans les Calligrammes ) et utilise aussi des langages étrangers. La maison grecque s'appelle "Karisma" (= grâce, don particulier). Il y a aussi le texte anglais de Shakespeare, qui exprime l'accord avec tout ce qui vole et avec la Nature. Langage étranger et typographie sont utilisés pour transcrire l'inscription sur l'harmonica (p.84): on trouve des éléments anglais ("made in..."), allemands ("...Germany"), grecs (Echo = nymphe de la mythologie) et judaïques ("David"). Le langage des mathématiques (p.89) est aussi une sorte d'idiome étranger. Les lettres de Lullaby à son père sont en prose, mais leur aspect visuel fait penser à de la poésie. D'après Jean Cohen le "blanc" (rupture de la typographie et du sens logique de la phrase) est l'une des caractéristiques de la poésie.
On sent que l'un des aspects de la quête de Lullaby est le besoin de communiquer. Un peu plus loin, Lullaby bouche les espaces libres sur sa feuille en écrivant des mots et des bouts de phrases sans cohérence, au hasard. Cette envie de nouvelles communications est importante. "Lullaby" est un exemple de nouvelle qui ne se termine pas vraiment et qui semble plutôt être un nouveau départ, un seuil. Quant au nom de "Lullaby", c'est un mot anglais signifiant "berceuse".
-"La Montagne du dieu vivant":
Le nom du héros, Jon, est étrange. C'est un prénom courant en Islande et le paysage dans lequel se déroule l'histoire ressemble à ceux de ce pays. Le climat est nordique. Mais la localisation n'est peut-être pas le plus important. Dans "Jon" on peut voir "Je" + "on". Le petit garçon de la montagne n'est, quant à lui, pas nommé: on quitte presque le monde de la nouvelle pour retrouver celui du conte. La montagne que gravit Jon, le mont Reydarbarmur, est un élément mythique. Jon accomplit une démarche mystique, il rencontre le divin comme le suggère le titre. On peut trouver une ressemblance avec Moïse escaladant le mont Sinaï. La lumière joue un rôle primordial. Elle pénètre le corps de Jon et le traverse. C'est elle qui entoure l'enfant étrange. On pense aussi à l'épisode de la Transfiguration du Christ, dans le Nouveau Testament. Jon se sent "appelé" par la montagne. Cette idée de vocation se retrouve au moment où Jon regarde la montagne en miniature qu'est le bloc de lave (sorte de microcosme) et où il entend son coeur battre comme s'il se trouvait à l'intérieur de la montagne. La notion de "voix" se retrouve à plusieurs reprises. Il y a aussi la présence (3 fois) d'un regard (p.125, 128, 129). C'est la présence diffuse du surnaturel. On pense à d'autres récits bibliques, comme l'appel de Samuel. Le surnaturel est suggéré aussi par d'autres moyens: la montagne "semble toucher le ciel", l'escalier naturel que monte Jon est le lieu d'une mutation: il délimite 2 zones bien différentes; Jon semble par moments quitter son propre corps, s'échapper de lui-même; l'eau que boit Jon semble avoir un pouvoir extraordinaire (on pense à "l'eau qui rassasiera toute soif" que promet Jésus à la Samaritaine, dans l'évangile selon St Jean). L'auteur parle toujours de "l'enfant" et jamais d'"un enfant". Cet enfant est un voyant: il connaît Jon, il sait que les parents de celui-ci dorment. Mais il n'explique rien à Jon, ne dit pas qui il est, ni d'où il vient (sauf quand il parle de la fuite des siens devant les hommes).
Une date précise est donnée au début de la nouvelle: le 21 juin. On remarque un rétrécissement du temps de la 1ère à la 3ème nouvelle du recueil ("Mondo": quelques années; "Lullaby": quelques jours; "La montagne...": un jour et une nuit). Mais le 21 juin est le moment du solstice d'été: c'est le jour le plus long, le moment où la nuit s'efface totalement. Dans les régions polaires cet instant est particulièrement impressionnant. Jon découvre 3 cuvettes au sommet de la montagne: l'une contient de l'eau (sans laquelle la vie est impossible), l'autre un arbre, la 3ème de la mousse. Ces symboles de vie sont comme dévastés, détruits après la disparition de l'enfant.
Cette histoire est une nouvelle-instant. Il en existe 3 sortes: instant-révélation, instant-confrontation et instant-constellation. Ici on a sans doute un instant-révélation: Jon reçoit la révélation de la lumière, de la communion avec tout ce qui vit. On peut voir dans la rencontre un dédoublement de la personnalité de Jon: il rencontre l'enfant qui est en lui et qui constitue la part de divin qui existe en lui. La démarche de Jon est un "voyage de l'autre côté" car l'enfant qu'il était a disparu. Pour Le Clézio l'enfant est divin (il admire les Olmèques qui divinisaient les bébés). L'ascension de Jon a un caractère sacré, mais aussi un peu profanatoire: il atteint un sanctuaire inviolé et l'enfant craint que d'autres ne viennent après Jon. Au début de l'escalade Jon se déshabille (on se rappelle Moïse qui enlève ses sandales avant de rencontrer Dieu). Finalement la quête de Jon semble aboutir à un certain échec: il retrouve ce qu'il était avant, tout comme il retrouve sa bicyclette rouge. Mais ce n'est qu'une interprétation. Comme la mer, la montagne permet à l'homme d'atteindre un monde sans âge, de retrouver les origines de la création.
-"La Roue d'eau":
Cette nouvelle semble symétrique de la précédente: elle commence à la fin de la nuit et se termine à la fin du jour. Comme dans les autres nouvelles, on a ici un adolescent qui quitte un monde et en retrouve un autre avant de revenir. Mais dans "la Roue d'eau" le personnage de fiction rejoint un personnage historique: celui de Juba.
Juba II, roi numide né en 52 av.J.C., était le fils de Juba Ier qui avait soutenu Pompée pendant la guerre civile et avait dû se donner la mort après la victoire de César. Le jeune Juba fut emmené à Rome, reçut une bonne éducation et devint l'ami d'Auguste. Celui-ci permit à Juba II de retrouver son royaume. Il prit pour capitale Iol, qu'il rebaptisa Césarée, et épousa Cléopâtre Séléné, fille d'Antoine et Cléopâtre. L'adolescent que Le Clézio nous présente s'appelle lui aussi Juba: c'est un jeune paysan vivant dans la contrée désertique qu'est l'Afrique du Nord. Son père lui a parlé de l'ancien roi qui portait le même prénom que lui. Ce récit lui permet de rêver lorsqu'il voit apparaître la ville d'Iol. Le jeune homme s'identifie en rêve avec le roi Juba II. Il en est peut-être la réincarnation.
Juba fait donc une sorte de voyage dans le temps. Quand il revient à la réalité, il sait qu'il a la possibilité de refaire le voyage, de retrouver la blanche ville d'Iol. La fin de la nouvelle est ici optimiste. Le cercle joue un rôle important dans cette histoire: il y a le cercle de la noria, la roue d'eau qui sert à irriguer les champs et aussi le cercle du soleil. La révolution solaire est donc présente, mais aussi la révolution lunaire à travers Cléopâtre Séléné (= lune) et l'allusion au temple de Diane. Cette nouvelle peut faire penser au mythe de "l'éternel retour": cette croyance antique prétend que le Devenir est cyclique et que l'Age d'Or reviendra après la fin de l'Age du Fer.
- Comparaison entre les différents héros du recueil "Mondo et autres histoires" :
7 héros sont des enfants ou des adolescents (Mondo, Lullaby, Jon, Juba, Daniel, Petite Croix et Gaspar). Il y a un héros adulte (Martin, dans la nouvelle "Hazaran") mais il est assisté d'une enfant: la petite Alia. Tous ces personnages s'arrachent du monde et font un voyage de l'autre côté. Leur quête les amène à rejeter la sédentarité, à exalter le nomadisme. Ils font preuve d'un certain mysticisme, mais en restant en contact avec la matière. Ils pratiquent "l'extase matérielle". Mais la quête ne se présente pas toujours de la même façon. La fin notamment diffère selon les nouvelles. Certains personnages connaissent la réussite, d'autres la défaite. La réussite la plus totale est celle de Martin, allié à la petite "Alia" (c'est à dire "l'autre"): toute la communauté le suit. Martin vient de "l'autre côté" et il n'a jamais vraiment rejoint le côté de la plupart des hommes: il a choisi d'habiter une ville provisoire, de s'installer le plus sommairement possible et il refuse la société que les architectes et les étudiants se proposent de créer, entraînant avec lui tout son entourage. Martin est une sorte de passeur mystique: il fait passer les hommes de l'autre côté. Avant le "départ pour l'autre rive" qui termine la nouvelle, il a déjà fait voyager les enfants en leur racontant des contes.
Parmi les autres héros, il y a des réussites partielles: celle de Daniel qui a réalisé son rêve (même s'il meurt) et l'a fait partager à ses camarades de lycée; celle de Juba (mais lui reste seul: il ne fait partager sa vision à personne); celle de Lullaby qui est revenue, mais a réussi à rendre "notre côté" habitable grâce au pacte passé avec le professeur. En ce qui concerne les échecs, il y a celui de Jon, qui revient de notre côté sans avoir réalisé sa quête, et celui de Mondo qui finit, lui, par être totalement absorbé par "l'autre côté". La nouvelle "Les bergers" se termine par le retour de Gaspar. Mais ce retour n'est pas le même que celui de Jon: il n'est pas totalement récupéré car il se dédouble: son corps retrouve la société, mais il continue à être ailleurs en pensée.
Beaucoup de héros semblent rechercher une nouvelle naissance, une nouvelle famille. Ils cherchent aussi de nouveaux moyens de communication (en particulier Lullaby). Certains d'entre eux sont en quête de Dieu (notamment Martin qui le dit p.202). Dans la nouvelle "Peuple du ciel" on peut voir une enfant, Petite-Croix, qui habite vraiment l'autre côté et fait un voyage de notre côté par l'intermédiaire du soldat. Mais par ce soldat s'introduit aussi le temps historique: il parle de la guerre de Corée. Petite Croix ne bouge pas. Mais le monde de la guerre qui est le nôtre l'agresse et lui fait prendre la fuite. Il s'agit là d'un échec total. Petite Croix est entraînée dans le mouvement de destruction du monde. Mis à part "Juba" et "Petite Croix", les histoires se situent hors du Temps.
- "Celui qui n'avait jamais vu la mer" :
Trois séquences avec présence du narrateur dans la 1ère et la 3ème:
1) La disparition de Daniel.
2) Le récit - contre toute vraisemblance - des aventures de Daniel (fantasme né de l'imagination des camarades de Daniel). Caractéristique grammaticale: le temps employé est le passé simple.
3) Méditation du narrateur sur le sort de Daniel, l'attitude des adultes et celles des témoins.
Commentaire de la 3ème partie:
- Aspect externe du texte: aéré. Paragraphes courts. Discours interrompu par un certain nombre de répliques, tantôt réellement prononcées, tantôt hypothétiques (imaginées par les élèves). Passé composé employé au début du passage, puis imparfait. Le texte est censé rapporter les réflexions des témoins de la disparition de Daniel. Leur connaissance des faits est très limitée. Ils en sont réduits à des conjectures. L'emploi de "peut-être" est fréquent. Les témoins font une série de suppositions. Cet aspect conjectural est renforcé par le flou spatio-temporel: la situation n'est pas du tout précise comme le voudraient les règles de la nouvelle.
- Parmi les adultes dont il est question ici on trouve les parents de Daniel. La passivité est leur trait dominant. A côté d'eux il y a ceux qui agissent: les professeurs, surveillants et policiers. Ils représentent l'ordre et même la répression. Le narrateur les présente de façon ironique: il les appelle "sérieux" par antiphrase. En fait ils agissent de manière capricieuse. D'abord ils ont une période d'activisme, puis passent brusquement à l'indifférence totale. Ils remplissent alors des formalités administratives, ressemblant à celles qui suivent la mort d'un soldat. Ils retrouvent ensuite leurs propres préoccupations qui sont uniquement matérielles. L'expression "ils ont fait comme si..." est importante. Elle met en évidence le jeu hypocrite, la mauvaise foi des adultes. Si vraiment ils ont oublié Daniel, presque inconsciemment, c'est parce que cela les arrangeait. C'est la marque de la grande force d'inertie des adultes. Les phrases ont un rythme monotone, marquant l'absence de coeur dans les actions des adultes. Les conjonctions "et" sont nombreuses: il y a comme une sourde accusation de la part du témoin.
- Nous voyons Daniel à travers des suppositions, des rêveries. Il est malgré tout extrêmement vivant. Il connaît une extase matérielle "dans sa grotte, devant la mer". Mais ce n'est pas en touriste qu'il voulait voir la mer. Il en avait une idée plus vaste. La grotte suggère l'idée de creux propice, de bonheur intra-utérin. Daniel n'a pas de vrais parents. Dans la grotte il cherche à être réenfanté. Il éprouve aussi une soif de voyage: ses camarades l'imaginent partant pour l'Amérique ou la Chine. Daniel recherche la pure satisfaction du voyage, le mouvement: il ne cherche pas à arriver, mais à partir. En cela la sensibilité de Le Clézio rejoint celle de Baudelaire dans certains poèmes en prose (comme ceux où il parle des ports). L'île est une étape, le point de départ vers une nouvelle navigation. Dans le passage concernant Daniel, on a un rythme binaire. La phrase progresse en cherchant à faire éclater ses limites.
- La méditation sur le "nous" concerne la transformation subie par le groupe des camarades de Daniel.
Ils sont partagés: ils sont à la fois de ce côté (du côté des adultes) et du côté de Daniel. Physiquement ils restent avec les adultes, ne cherchent pas à fuguer comme Daniel. Mais spirituellement ils se distinguent totalement des adultes. Leur grande qualité est la fidélité: ils n'ont pas oublié Daniel. Ils sympathisent à la double réussite qu'ils lui attribuent en rêve. En imagination il y a de leur part une adhésion totale au destin de Daniel. La brise est l'adjuvant qui fait éclater les clôtures, qui leur permet de rêver. Un faible support leur suffit: les chataîgners, un modeste coin de ciel bleu, le soleil d'hiver. Mais l'adjuvant le plus fort est l'imagination. Le "comme si", contrairement à celui des adultes, leur permet d'élargir leur univers. L'eau, la terre et l'air sont les éléments qu'ils privilégient. La rêverie sur l'air est prolongée par celle sur les oiseaux blancs et leur vol. La clôture, à laquelle sont soumis les adolescents ne les empêche nullement de fuir en imagination. Daniel a réussi à transformer spirituellement ses camarades grâce au pacte, à l'alliance (aspect religieux de ce mot: registre solennel, climat un peu mystique). L'idée de "là-bas" contient beaucoup plus que la mention précise d'un pays.
- La fin de la nouvelle nous laisse choisir entre 2 solutions: l'une réaliste et triste, l'autre irréelle mais débouchant sur une idée de plénitude. Cette nouvelle est certainement l'une de celles où Le Clézio a mis le plus de lui-même. Avec "Mondo", c'est la seule histoire où il y a un narrateur qui dit "nous", ce qui manifeste un engagement direct. Ces 2 nouvelles se ressemblent aussi par le fait qu'elles parlent d'une fugue. Celle de Daniel rappelle celle du petit Mondo.
- "Les bergers" :
Cette nouvelle se prête à la mythocritique: partir du texte et voir comment il fait apparaître en filigrane certains mythes anciens. Parfois le mythe n'est pas présent dans les mots eux-mêmes mais sous-jacent aux épisodes du roman (cf livre de Gilbert Durand Le Décor mythique de "La Chartreuse de Parme": rapport entre les amours de Fabrice et Clélia avec celles de Psyché et Eros). Dans "Les bergers" on a de nombreuses résurgences de symboles bibliques. L'oiseau blanc est une manifestation du Divin: la colombe de Noé; celle qui apparaît au moment du baptême du Christ en sont des exemples. L'oiseau de la nouvelle de Le Clézio, le "roi de Genna" est nommé à la fin: c'est un ibis (oiseau sacré dans l'Egypte ancienne). Autre référence biblique: la fronde, qui rappelle celle dont se servait David pour tuer Goliath. L'un des enfants s'appelle Abel. Comme le frère de Caïn, c'est un berger et donc un nomade (Caïn pour sa part était un cultivateur, un sédentaire. Dieu repoussa ses offrandes, préférant celles d'Abel). Mais l'Abel de Le Clézio se démarque tout à fait de son modèle biblique: à la fin il devient agressif et violent, attaque l'oiseau blanc, puis Gaspar. Cette scène consomme la séparation entre Gaspar et les petits bergers.
Les étoiles ont un rôle important; on se rappelle la prédiction de Dieu à Abraham: ses enfants seront aussi nombreux que les étoiles. La traversée du désert rappelle les épreuves du peuple d'Israël. Dans la Bible le désert est un lieu initiatique, on s'y retire pour rencontrer le Divin. Les différentes lueurs de la nuit dans le désert (p.249) peuvent rappeler la colonne de feu qui guide les Hébreux. La mer est toute proche du désert (on pense à la Mer rouge). La présence du serpent nous fait penser à la tentation subie par Adam. Mais le serpent n'apparaît qu'à la fin de l'histoire, à un moment où la situation des bergers se gâte. Il s'appelle Nach et a des intentions agressives. Adam et Eve sont victimes du serpent alors que Gaspar et Abel en viennent à bout grâce à une étrange musique. L'esprit du mal est vaincu grâce à l'utilisation de l'art. Cependant le mal va se réveiller en la personne d'Abel. On assiste finalement à l'écroulement du mythe de la terre promise. Gaspar a atteint cette terre mais il est contraint ensuite de la quitter.
L'invasion des sauterelles rappelle l'une des "dix plaies d'Egypte" (chap.10 de "l'Exode"). On peut parler de transformation du "mythème" des sauterelles (mythème = plus petite unité composant un mythe, notion introduite par Lévi-Strauss). Les sauterelles sont d'abord agressives, s'en prennent à la végétation, aux troupeaux, aux enfants. Mais ensuite les frondes de Gaspar et d'Abel les mettent en fuite. C'est la synthèse de 2 mythèmes: celui des sauterelles et celui de la manne céleste (les sauterelles néfastes deviennent nourriture pour les enfants). Le nom de Gaspar se trouve dans la tradition para-biblique des Rois mages. Comme les mages, Gaspar est guidé par les étoiles. Il quitte ses chaussures quand il atteint le désert. Gaspar fait un apprentissage. Il devient un autre, subit des transformations. Il apprend à manier une arme légère et efficace, au service de la ruse. Il entre en contacts avec des enfants dont il ne comprend pas la langue. Ils parviennent à communiquer entre eux sans utiliser de mots. Les onomatopées, le toucher sont des moyens permettant de se comprendre. Gaspar et ses amis parviennent à oublier l'anthropocentrisme: leur forme de vie n'en est qu'une parmi beaucoup d'autres.
La conclusion de la nouvelle est claire: Gaspar revient de "l'autre côté", il retrouve le monde des hommes et de la civilisation. Gaspar se dédouble alors: physiquement il est dans le bureau du gendarme mais moralement il reste dans le désert. Le souvenir de ce qu'il a vécu là-bas l'habite entièrement. Cela lui permettra de vivre de manière différente. Mais tout n'est pas parfait de l'autre côté (Le Clézio n'est pas manichéen): la violence existe même parmi les enfants. Abel l'a réveillée.
- "Peuple du ciel" :
Le cadre de la nouvelle ("c'était un pays sans hommes") nous place dans une certaine utopie. Le merveilleux prend d'autres formes: Petite-Croix est une sorte de pythie qui se pose des questions et attend les réponses de la part des éléments. Elle a un contact charnel avec la terre. Elle va interroger l'univers. De plus il semble bien que Petite-Croix soit aveugle: cette privation d'un sens renforce les pouvoirs de ses autres sens (analogie avec de grands inspirés comme le devin Tirésias ou Homère). Pour Petite-Croix la lumière devient sensible au toucher comme des présences animales. Elle croit toucher les "chevaux de la lumière" (on se rappelle le char d'Apollon), les appelle, leur parle doucement. Après le feu, ce sont les éléments eau et air qui l'atteignent par l'intermédiaire des nuages. Une complicité s'établit entre Petite-Croix et les nuages.
La 3ème communication se fait avec des êtres vivants: les abeilles, qui sont des animaux mais semblent des émanations du bleu du ciel. Ensuite c'est avec les serpents que Petite-Croix va établir des contacts. Le chant de Petite-Croix est charmeur, enchanté comme celui d'Orphée ou celui d'Amphion (poète-architecte). Même les êtres jugés nuisibles sont attirés. Petite-Croix ne connaît pas l'antagonisme entre la Femme et le Serpent.
Après ces 4 épisodes merveilleux, Petite-Croix va avoir un dialogue avec un homme: le soldat. La fonction de celui-ci semble être d'informer l'enfant sur le monde, de remplacer les yeux absents. Le fait qu'il soit soldat est important: cela replace la nouvelle dans un contexte historique. Le Clézio fait allusion à la guerre de Corée. A la fin de la nouvelle le merveilleux se réveille: une puissance agressive, nommée Saquasoluh, va s'en prendre à Petite-Croix. C'est une sorte de géant terrible, de cyclope qui symbolise la force du mal. En lui s'incarnent toutes les tendances guerrières de l'Homme. La Nature elle-même engendre donc le mal. Le Clézio insiste sur la mort venant du ciel, du bleu, telle qu'elle attaque dans les guerres modernes.
- "Hazaran" :
On trouve un enchâssement: au milieu de la nouvelle se place un conte raconté par Martin. Ce conte a donné son titre à la nouvelle entière. Le personnage de Martin ressemble au Christ: c'est un ascète qui jeûne, un homme qui enseigne. Les enfants sont un public privilégié. A la fin il rappelle plutôt Moïse: le peuple le suit pour traverser le fleuve à gué. Il entraîne toute la communauté à sa suite. Mais l'avenir est plutôt sombre: il n'y a pas une lumière sur la rive en face. Martin raconte l'histoire de Trèfle, petite fille qui parle aux animaux. C'est le conte que les enfants comme Alia préfèrent. Trèfle résout de difficiles énigmes grâce à son bon sens et à sa volonté d'entretenir des relations harmonieuses avec l'univers. La fin du conte retrouve le merveilleux: les oiseaux du ciel emportent Trèfle au merveilleux pays que l'on nomme Hazaran.
Le conte de Martin séduit son auditoire, mais le merveilleux se trouve aussi dans la vie de Martin. Cet homme semble venir d'ailleurs. A son propos Le Clézio parle d'un "autrefois" mal défini: il pourrait s'agir de la jeunesse de Martin ou alors d'une autre vie, antérieure. Martin a peut-être contemplé les vérités immuables et s'en souvient vaguement (cf le mythe de la caverne, de Platon). Son amie Alia (nom qui signifie "l'autre") est surnommée un moment "petite lune": la lune brille grâce au reflet du soleil. Alia se trouve dans le monde du reflet. Martin se livre à un enseignement: il parle aux hommes qui l'entourent. Le contexte moderne est important: bidonvilles, aéroports, étudiants et technocrates intervenant dans l'histoire.
Dans L'Analyse structurale du récit (coll."Point" n°129), Tzvetan Todorov distingue trois "catégories du récit littéraire" (p.147-148):
1) Le narrateur en sait plus que les personnages. Il pratique la"vision par derrière".
2) Le narrateur en sait autant que les personnages. Il peut voir avec l'un d'eux, puis un autre. C'est la "vision avec".
3) Le narrateur en sait moins que les personnages. C'est la "vision du dehors", pratiquée par les auteurs du "Nouveau Roman" comme Robbe-Grillet.
- le temps dans le récit: ordre chronologique, retours en arrière ou anticipation.
- structures de l'histoire (récit = façon dont est rapportée l'histoire; histoire = les événements rapportés). Parfois les personnages sont disposés selon une structure triangulaire et l'un d'eux a une position dominante.
- structures du milieu: interventions dans le texte de l'auteur qui est porteur d'une certaine idéologie. Idée de "vision du monde" introduite par Goldmann ( Le Dieu caché, étude sur Pascal et Racine) et les critiques marqués par le marxisme.
- lecture psychanalytique du texte: remarquer certains thèmes obsédants, certaines métaphores et images qui reviennent sans cesse. La création littéraire est peut-être la compensation géniale d'une frustration. A l'origine de la critique psychanalytique: Charles Mauron, qui a travaillé sur Mallarmé, Racine, Baudelaire.
Remarques générales sur la nouvelle : (cf René Godenne, La Nouvelle française)
- récit bref : moins de 100 pages.
- fondée sur un sujet restreint: un instant, un événement, une anecdote, une tranche de vie.
- récit resserré, rapide: les faits s'enchaînent de façon brutale.
- met en scène, plus que le roman, la subjectivité de l'auteur se livrant à une sorte de jeu.
1ère oeuvre au programme: "Les Diaboliques" de Barbey d'Aurevilly
- Biographie de Barbey :
Jules-Amédée Barbey d'Aurevilly est issu d'une famille paysanne de Normandie (Cotentin), dont la noblesse est récentge (1756). Il est né à St Sauveur-le-vicomte en 1808, le 2 novembre (jour des morts). Sa naissance fut marquée par un accident: sa mère, qui était passionnée de jeux de cartes et surtout de whist, sentit les douleurs au beau milieu d'une partie qu'elle ne voulut pas quitter. L'enfant naquit là, au milieu d'une hémorragie. Petit, Jules se sentait le plus rejeté des 4 enfants de la famille. Ses 3 frères furent élevés à la maison par un précepteur tandis qu'il était envoyé au collège à Valognes. Là il connut et aima beaucoup son oncle Pontas Duménil qui avait des idées libérales, complètement opposées à celles des parents Barbey, conservateurs et royalistes (ces deux "côtés" formeront le caractère de Barbey. L'oncle a, pense-t-on, donné naissance à un personnage des Diaboliques : le Docteur Torty).
Jules termina ses études à Paris. Il aurait voulu devenir militaire, mais fit du Droit. Vers 22-23 ans il eut une liaison avec une cousine (à l'époque des nouvelles de jeunesse comme "Le cachet d'onyx"). Il fréquenta des libéraux (comme son ami Trébutien). Extérieurement Barbey se présentait comme un "dandy", c'est à dire qu'il s'habillait avec un luxe voyant, provocant, tapageur. Il fréquenta les salons comme celui de Joseph de Maistre, où il rencontra des gens dont les idées se rapprochaient de celles de ses parents. En 1846 il revint aux idées conservatrices et à la religion catholique. La première "diabolique", "Le dessous des cartes d'une partie de whist", fut écrite en 1849. Barbey écrivit des romans: L'Ensorcelée, Une Vieille Maîtresse (1851), Un Prêtre marié et continua son oeuvre de critique, s'attaquant à Hugo et soutenant Baudelaire. Il publia Le Chevalier des Touches en 1863. A partir de 1866 il retravailla au recueil des Diaboliques , qu'il acheva en 1871 et mit en vente en 1874. Aussitôt il eut des ennuis et fut poursuivi. Il retira alors son livre de la vente, ce qui scandalisa ses amis. Il mourut en 1889, ayant écrit presque jusqu'à sa mort.
Ouvrage de référence: Jacques Petit, Essais de lecture des "Diaboliques", éd. Minard.
- "Le Dessous des cartes d'une partie de whist":
Comme dans plusieurs nouvelles, une phrase est mise en exergue. Ici elle parle de "tulle illusion", ce qui indique l'incapacité d'atteindre la vérité.
1er narrateur : lieu : salon de la baronne de Mascranny. C'est un lieu mondain, culturel, fabriqué (où règne une construction humaine), crépusculaire. Impression de fermeture, assez rigide sous un apparent scintillement. Personnages: la baronne, sa fille Sibylle (absence de père). Sibylle a un corps frêle, une "plate poitrine" (parallélisme avec Herminie, malade de la poitrine). Ce couple fille-mère est un possible reflet de l'autre couple, celui des personnages principaux. Le 1er narrateur parle aussi de la comtesse de Damnaglia, de la part de laquelle il éprouve de la séduction. Il y a d'autres personnages secondaires. Près de la baronne se place le 2ème narrateur. La comtesse de Damnaglia mord le bout de son éventail. Elle semble être froide, agressive. La baronne de Mascranny est comparée à Cléopâtre. C'est donc une femme impérieuse. Cléopâtre rappelle le poison (l'aspic, comparaison p.187). Le 2ème narrateur semble être complice de la baronne pour terroriser l'enfant.
2ème narrateur : On retrouve les caractères du salon dans la description de la petite ville de province (comme titre pour les Diaboliques Barbey avait d'abord songé à "Ricochets de conversations"). Lieux : la ville. Structure fermée, un peu étouffante. De la ville (lieu englobant), on passe au salon de Mme de Beaumont, réédition partielle de celui de la baronne. Une différence: ce salon s'ouvre sur un jardin. Scintillement des bagues (aux doigts du dandy Hartford) en rapport avec celle de de la comtesse: rapprochement inquiétant à cause du poison.
1ère scène: l'arrivée de Marmor de Karkoël. Elle est précédée de deux portraits "inutiles" pour l'histoire: Hartford et le marquis de Saint-Albans. Premier fragment de la scène: on voit Karkoël donner les cartes. Après un passage plus général, deuxième fragment consacré à la comtesse qui perdit au jeu ce soir-là. Marmor est l'homme venu d'ailleurs, qui rompt les habitudes du salon et apporte quelque chose de nouveau. On apprend l'existence d'un 3ème narrateur, qui a raconté la scène de l'arrivée de Marmor au 2è narrateur.
(Il y a 4 grandes scènes dans la nouvelle: la rencontre, où le 2è narrateur est témoin indirect; la "partie au diamant"; la bague de Marmor; la conversation finale).
Quatre ans plus tard, la 2ème scène: la "partie au diamant"(J.Petit). Elle se déroule dans le salon de l'oncle du 2ème narrateur. Là le cercle semble se refermer (p.219). Comparaison entre Herminie et la bague (le diamant humain et le diamant minéral). En anglais "dame de carreau" se dit "diamond". Cette fois le 2ème narrateur est témoin direct. Il est un adolescent. Comme la 1ère scène, la 2ème est interrompue. C'est la 3ème scène: la manipulation de poisons par Marmor, surpris par l'adolescent (à l'imagination et à l'intuition développées, au caractère un peu androgyne comme beaucoup de personnages de Barbey).
4ème scène: Il y a un 4ème narrateur: le chevalier de Tharsis. Entre temps est survenue la mort d'Herminie. La 4ème scène nous apprend la mort de la mère d'Herminie, le départ de Marmor de Karkoël et enfin la découverte macabre: un cadavre d'enfant dans une jardinière de résédas. A partir de ces éléments il est difficile de reconstituer une histoire. L'opinion de la ville dit que Marmor fut amant de la mère et de la fille qui étaient donc rivales. Herminie est-elle morte empoisonnée ? De quoi est morte la comtesse de Stasseville ? C'est peut-être le lecteur qui échaffaude une version cruelle à partir des éléments. A la fin la baronne de Mascranny casse une rose (Herminie était nommée "rose de Stasseville") tout comme la comtesse mordait les résédas.
- "Le plus bel amour de Don Juan"
1ère séquence: conversation entre le narrateur et la marquise Guy de Ruy. 2ème séquence: annonce d'un récit (celui d'un dîner) par "Don Juan", alias Jules-Amédée Ravila de Ravilès. Même prénom que Barbey (qui rêve d'être "Don Juan"); reprise de la syllabe "ravi" (Don Juan ravisseur des coeurs). Citation de Tartuffe : procédé de mise en abyme (manière de reproduire à l'échelle réduite ce qui est le sujet de toute l'oeuvre). La marquise est présentée comme une dévote, une prude. Rapide mention du cadre du dîner: un boudoir de Paris (faubourg St Germain). Le 2ème narrateur joue un rôle dans l'histoire puisque c'est Don Juan lui-même. A la fin de la 2ème séquence, aucune scène n'a encore été présentée.
3ème séquence: elle poursuit le récit du dîner. Cadre: luxe, cercle constitué par les femmes (anciennes amantes) autour de Don Juan. Changement de moment: c'est le petit jour, qui crée comme une certaine gène (cf film Le Guépard ou nouvelle Sylvie de Nerval). Atmosphère de fin de fête. Don Juan lui-même est vieillissant. Toujours pas de scène. 4ème séquence: dans les deux séquences précédentes, le 2ème narrateur était présenté à la 3ème personne. Il prend maintenant la parole à la 1ère personne.
Son récit comporte deux portraits: celui de la marquise (anonyme) et celui de sa fille ("la petite masque"). La marquise est belle dans sa maturité, mais "maladroite aux caresses". L'aspect extérieur ne tient pas ses promesses. Elle a l'air aussi d'une mère admirable. Mais là aussi il ne s'agit peut-être que d'une apparence. Elle est aussi dévote (plus loin elle fait des reproches à Don Juan comme Mme Guy de Ruy en faisait au 1er narrateur). La fille semble frêle, fragile. A un moment sa mère lui dit qu'en se tenant ainsi, elle risque d'attraper un mal de poitrine. A la fin de la nouvelle, on apprendra qu'elle est morte, mariée en province. On retrouve ici le thème de "l'enfant sacrifié". La marquise est une sorte de Tartuffe au féminin (parallèle avec la marquise Guy de Ruy).
5ème séquence: un 3ème narrateur, la marquise (qui est aussi héroïne) rapporte à Don Juan ce que lui ont dit le curé et sa fille. Comme Don Juan plus tôt, elle passe de la 3ème à la 1ère personne. Apparaît ensuite un 4ème narrateur: le curé. C'est un narrateur innocent mais aussi un peu sot, à l'entendement limité. Enfin le 5ème narrateur: la jeune fille elle-même, dont le récit n'occupe que quelques lignes. Elle est comme une incarnation de l'innocence et cette innocence séduit Don Juan (cf la phrase placée en exergue au début de la nouvelle). Cette enfant rejoint les autres "sacrifiés" des Diaboliques . Entre Don Juan, la marquise et la petite fille il y a la même structure triangulaire que dans le "dessous des cartes...": un homme et une femme, dont un enfant est la victime. La fille a, même inconsciemment, voulu attirer l'amant de sa mère et en a été punie.
- "A un dîner d'athées"
Barbey semble commencer le récit comme un roman traditionnel. Il n'y a pas de narrateur introduisant les personnages essentiels comme dans les deux nouvelles précédentes. Il s'agit ici d'une vision par derrière: l'auteur sait tout sur son personnage et nous le révèle petit à petit. Dans la dernière séquence du texte, on retrouve la technique du narrateur. Rapports entre la 1ère et la 2ème séquence: dans la 1ère, description d'un lieu sacré, dans la 2ème description d'un temple de la profanation. Dans l'église il y a surtout des femmes alors que chez Mesnilgrand seuls des hommes sont invités. L'église est féminisée: on parle de l'autel de la vierge, des dames de la congrégation du St Rosaire. Les réunions des athées ont lieu le vendredi à midi, la première scène se passant un dimanche au moment du crépuscule.
L'obscurité, l'humidité sont les marques d'un univers féminin. Les "dîners" des athées sont plutôt des déjeuners qui ont lieu en plein jour. Opposition entre le silence de l'église et les cris des athées, entre la discrétion du confessionnal et l'exhibitionnisme des anecdotes "piquantes". Rapports entre la 2ème et la 3ème séquence: jeu de reflets entre l'anecdote de l'abbé Reniant et l'histoire principale. Opposition entre la fille Tesson et la "Pudica", entre la pure et l'impure, au-delà des apparences. Relation entre les hosties et le coeur: il s'agit dans les 2 cas d'une profanation. Le coeur de l'enfant mort est assimilé à une hostie. Relation triangulaire entre l'être qui impose la violence, celui qui la subit et l'objet sacrifié.
Alors que la 1ère séquence raconte une chose ponctuelle, la 2ème raconte beaucoup d'éléments du passé: jeunesse et carrière militaire du fils Mesnilgrand. Il s'agit d'une analepse (retour en arrière) d'une portée de 22 ans. La 2ème séquence décrit une génération et ses idées et aussi les rapports d'amitié entre un père et son fils. Il y a absence de mère. Le vieux Mesnilgrand n'est pas un père moralisateur, castrateur comme ceux qui emmenaient leur fils voir "brûler" Mesnilgrand au début de la séquence (on retrouve là le thème de la castration par le feu, présent aussi dans la 3ème séquence). La 2ème séquence est une sorte de mini-roman. Elle raconte aussi la jeunesse du père. La 3ème est intermédiaire: c'est le récit de deux années particulières. Il y a à la fin une cascade de morts: l'enfant, le major Ydow, la disparition de la "Pudica". Le geste final de Mesnilgrand (porter le coeur à l'église) est primordial (selon J.Petit): il est le rachat de la profanation. Allusion à Virgile, surnommé "le pudique" par antiphrase, comme Ydow et la "Pudica".
- "Le rideau cramoisi"
On trouve dans cette nouvelle plusieurs allusion littéraires et mythologiques: celle à Mme Putiphar, qui voulut séduire Joseph (dans la Bible), se rapporte à Alberte. C'est la jeune fille qui fait les avances, ce qui est vraiment très osé, très inhabituel au XIXème siècle. Autre référence biblique: Samson et Dalila (p.46). Samson est fort grâce à sa chevelure. Dalila la lui coupe traîtreusement, le laissant sans défense. Thème de la femme castratrice. Le héros a une faille et peut être mis en péril. Allusion mythologique: la statue de Niobé dans la chambre de Brassard. Niobé avait 14 enfants, était fière de sa famille et s'était moquée de Latone, mère d'Artémis et Apollon. Ces derniers tuèrent les enfants de Niobé qui fut transformée en rocher. Thème de l'orgueil féminin puni. Alberte aussi a une attitude provocante qui finit par être punie, un peu comme celle de Niobé. Il y a 2 mythèmes communs aux deux histoires: la révolte et la punition.
La page 56-57: charnière entre les 2 parties de l'histoire. Page importante, en rapport avec le titre ("le rideau cramoisi"). Structure externe du passage: paragraphes parfois interrompus par d'autres plus courts (moments d'intense émotion). Structure interne: c'est le 1er narrateur qui nous fait part de ses étonnements (vision "avec"). Son regard se porte tour à tour sur le spectacle inanimé et sur son voisin Brassard. Double cadre: la maison et la diligence. Il s'agit de lieux clos. La ville est endormie, les voyageurs dorment aussi (à l'exception du narrateur et de Brassard). Il y a dans les deux cas une faible lumière: derrière le rideau cramoisi une lueur; l'allumette du narrateur. Remarques stylistiques: utilisation du contraste ombre/lumière; le terme "cramoisi" désignant le rideau a une intonation physiologique: il se rapporte plutôt à un visage d'habitude (on pense à l'adjectif "sanguin", dont le narrateur qualifie Brassard). Il y a un double cadre, il y a aussi 2 personnages (et 2 temps: la fenêtre fait surgir le passé dans le présent).
Le narrateur a une curiosité utile pour "démasquer" Brassard. Il emploie le présent à un moment du texte: il vit alors dans son présent d'écrivain. Il se présente aussi comme un "chasseur d'histoires". C'est donc un écrivain qui se souvient d'une nuit d'autrefois. Brassard: distinction entre son tempérament habituel (sanguin) et son comportement exceptionnel (qui se traduit par la pâleur). Le langage du corps est plus expressif que les paroles, assez pauvres. Il permet au narrateur de soupçonner l'histoire peu banale qu'il a en lui. Mais ce corps plein de vie est soudain comparé à la mort: il est à la fois vie intense et mort. Caractère émotif de la ponctuation: points de suspension, points d'exclamation. Conclusion du commentaire du passage: le talent de Barbey se manifeste dans la fusion entre le cadre et les personnages.
Barbey semble parfois hésiter entre la nouvelle et le roman court, mais la structure circulaire du récit met l'accent sur un événement qui se place au centre. Il y a 4 façons de traduire la durée dans un récit: la pause, l'ellipse, le sommaire, la scène (ce qui fait avancer l'action). La fréquence est exprimée soit par un récit singulatif (évoque une scène), soit par un récit itératif. Il y a des pauses: consacrée à Brassard, aux voyages en diligence; une ellipse d'une 15aine d'années entre les 2 rencontres de Brassard et du narrateur. Il y a donc un art de varier les rythmes temporels.
- "Le bonheur dans le crime"
Cette nouvelle constitue une sorte d'antithèse aux Misérables de Victor Hugo, que Barbey n'aime pas du tout. Il reproche à Hugo de dépeindre des criminels trop gentils, trop prompts à se convertir. Les criminels de Barbey, eux, doivent leur bonheur à leur crime. Les allusions littéraires sont nombreuses ici aussi: le thème de Philémon et Baucis fait sentir que l'amour de Savigny est fort et durable. Mais Hauteclaire est aussi comparée à Lady Macbeth, amante et criminelle (mais qui, elle, connaît remords et folie). Allusions aussi à Locuste (empoisonneuse attitrée de Néron) et à Armide (héroïne de la Jérusalem délivrée du Tasse, qui use de charmes magiques pour retenir son amant Renaud); à Isis et à Osiris (la déesse égyptienne Isis a un amour qui donne la vie: elle ressuscite Osiris qui avait été coupé en morceaux par son frère Seth). Références aussi à Mme Putiphar, à Fulvie. Hauteclaire est à un moment appelée "Mlle Esaü".
La scène du Jardin des Plantes est le prétexte à l'histoire qui suit. Hauteclaire ressemble à la panthère noire: son apparente impassibilité, sa musculature, son attitude de fauve carnassier. Détail curieux: il est dit (p.130) que la panthère est morte ("de la poitrine comme une jeune fille") un an après la scène décrite. Parallèle avec la comtesse de Savigny: elle aussi noble, hautaine mais fragile. L'attitude de Hauteclaire face à la comtesse: elle aime le danger qui est pour elle une stimulation érotique. Elle a besoin du danger pour éprouver de la jouissance.
La profession du narrateur (médecin) lui permet d'être un confident, d'entrer dans l'intimité des héros. Le Docteur Torty rappelle l'oncle Pontas du Méril que Barbey a connu dans sa jeunesse. Il a des qualités que voudrait posséder Barbey: le don d'observation, le flair. Torty est un libéral, célibataire, physiquement fort. C'est un médecin un peu sacrilège puisqu'il commet une faute professionnelle en dévoilant des secrets. Barbey nous dit qu'il a le goût du sacrilège (une profanation de plus dans les Diaboliques). Il a le souci de son allure extérieure (il porte une perruque). Il y a une certaine ressemblance entre le narrateur et l'héroïne de l'histoire: ils ont en commun le goût de la provocation, leurs rapports avec la société dans laquelle ils vivent; ils sont tolérés à cause de leur utilité (enseigner l'escrime pour Hauteclaire, soigner pour Torty). Ce narrateur n'est pas un témoin impassible. Il est un voyeur lors de la scène des passes d'armes (comme Mesnilgrand quand il est caché dans l'armoire). Il est caché et devine en écoutant ce qui est en train de se passer. Cette scène à 3 personnages rappelle la "scène primitive" dont parle Freud.
La structure temporelle du récit est complexe. Dans un récit Gérard Genette distingue l'ordre, la durée et la fréquence. Au début Barbey parle de "l'automne dernier" (octobre 73). Une matinée d'octobre, une seule scène est décrite en une douzaine de pages (avec aussi le portrait du Dr Torty). Ensuite débute le récit du docteur. La structure rappelle celle du "rideau cramoisi". Il y a une analepse d'une quarantaine d'années, nous reportant avant la naissance d'Hauteclaire (presque un demi-siècle): description de l'arrivée du père Stassin, son mariage, la naissance de sa fille, les rapports harmonieux entre père et enfant (cf Mesnilgrand). Il s'agit d'un sommaire, racontant plusieurs années en quelques pages. Ensuite se place une nouvelle scène: après 1830 1ère rencontre entre Hauteclaire et Savigny. Il s'agit d'un récit isolé, singulatif, suivi de la description d'habitudes (récit itératif). Puis une sorte de blanc (la disparition d'Hauteclaire, le mariage de Serlon de Savigny), suivi d'une nouvelle scène: la visite de Torty au château. D'abord un fait isolé, puis une répétition de faits. Nouvelles scènes: les passes d'armes nocturnes, l'agonie de la comtesse. Une ellipse de deux ans: le deuil du comte, suivi de son remariage avec Hauteclaire. Blanc sur la longue période entre le mariage et la scène du jardin des plantes, ce qui souligne la permanence de la passion, de la beauté et de la provocation. A la fin Hauteclaire dit son refus d'un enfant: le bonheur n'est pas possible avec un enfant. Le comte et Hauteclaire semblent être des amants jumeaux, un peu androgynes. L'échange d'armes (p.163) donne l'image que se fait Barbey de l'amour.
- "La vengeance d'une femme":
Originalité du récit par rapport aux autres nouvelles: le texte commence par un préambule où l'auteur parle directement. Le "je" qui parle là ne joue aucun rôle dans l'histoire qui suit. Ensuite commence le récit proprement dit: son début rappelle celui du "dîner d'athées", c'est une "vision par derrière". Mais la technique du narrateur revient lorsque la duchesse déchue prend la parole. Ici le narrateur est une femme (on ne retrouve ceci que dans une partie du "plus bel amour de Don Juan"). Le fantasme d'inceste est présent indirectement en plusieurs endroits de la nouvelle: références à Oedipe, à Agrippine (qui aurait eu des relations avec son fils Néron, d'après Tacite) et à Myrrha (des amours de Myrrha et de son père serait né Adonis). Allusion à l'inceste adelphique qui est évoqué dans René de Chateaubriand (au début, p.299). Don Esteban est le cousin du duc de Sierra-Leone dont il aime la femme. Il joue le rôle du fils convoîtant la femme de son père. Le duc est l'image du père: il représente l'autorité, la loi. Il se venge de son rival par la castration, symbolisée par le coeur arraché. Comme dans le "dîner d'athées" il y a ici un jeu de contrastes entre l'ombre et la lumière. En voici les différentes occurrences: le thème de l'ombre apparaît d'abord. La scène décrite se passe le soir (moment important chez Barbey), dans une rue sombre, la rue Basse-du-Rempart, comparée à un "ravin sombre", où tout suggère la pollution physique et morale (allusion au Diable, prince des ténèbres). Sur ce fond obscur se détachent les couleurs éclatantes, "splendides de mauvais goût" de la prostituée. Cet éclat tapageur de sa toilette est souligné par l'éclairage artificiel. Mélange d'une lumière peu rassurante avec la nuit. On retrouve cela dans le "gros plan" sur le visage de la femme: Barbey parle de "clarté blême" (oxymore). Ensuite on passe de l'extérieur à l'intérieur; la maison noire dans laquelle surgit une lumière. La chambre où arrive Tressignies est inondée de lumière. La porte est éclairée car la femme y a écrit le nom qu'elle veut souiller. Le thème de la lumière est aussi appliqué aux passions: la femme est comparée à une torche, son bracelet jette des feux inquiétants et la femme le regarde avec des yeux de flamme. En plus le nom de la duchesse est "Torre-Cremata" (tour brûlée). Le feu est la marque de l'énergie qu'elle a au fond d'elle-même. A un moment la lumière perd son aspect infernal: lors de l'évocation de l'amour pur et de la candeur. Mais autrement elle est toujours diabolique. A la fin la lumière évoque l'ennui des salons où va Tressignies.
Façon dont le temps est rendu dans la nouvelle: la 1ère scène se passe "un soir, vers la fin du règne de Louis-Philippe". Elle occupe une vingtaine de pages. 1ère incursion dans le passé: dans celui de Tressignies. Trois ans plus tôt il avait vu la duchesse à St Jean-de-Luz. Retour au soir du récit, puis plongée dans le passé de la duchesse de Sierra-Leone. Elle parle d'abord de l'histoire de sa race et de celle de son mari (remontée en arrière de plusieurs siècles), puis de son mariage, de la rencontre d'Esteban (situés à une époque indéterminée, assez proche). Ensuite elle met en relief 2 scènes: celle où le mari dit "il n'oserait", puis celle du meurtre et des scènes sanglantes. Toutes ces scènes tragiques se passent "un soir". La narration est interrompue par des retours au soir où elle a lieu. On a ensuite une prolepse: la prostituée prédit la fin qui sera la sienne (p.328). Elle annonce aussi qu'elle est à Paris depuis 3 mois: on a rejoint le temps initial. Après le récit abandonne la duchesse et décrit par un sommaire quelques mois de la vie de Tressignies. Puis il y a une ellipse: absence d'un an de Tressignies. On ignore ce qu'il fait pendant ce temps. Le récit reprend son cours "un soir": retour de Tressignies à la vie mondaine. Il est devenu une sorte de mort-vivant. Il apprend la mort de la duchesse. Une dernière scène a lieu le lendemain matin, à l'hôpital. Le narrateur ou le témoin est souvent un voyeur.
- Le thème de la profanation dans les "Diaboliques" :
On le trouve dans une séquence du "dîner d'athées": celle où l'abbé Reniant raconte comment il a jeté des hosties aux cochons. Ainsi il a profané la présence du Christ à laquelle croient les catholiques. A la fin de l'épisode, le père Mesnilgrand tourne en dérision un passage des Evangiles: celui où Jésus fait sortir des esprits démoniaques du corps d'un homme et leur permet d'entrer dans les corps de porcs qui tombent ensuite dans un précipice. Les passages sacrilèges de Barbey se présentent comme des vengeances. Les dîners d'athées ont lieu un vendredi; l'opinion publique les compare à des festins de Juifs où l'on profane des hosties et où l'on égorge des enfants (antisémitisme). L'abbé Reniant fabrique des potions pharmaceutiques qui font avorter les "filles embarrassées". C'est donc un avorteur, un infanticide. Le véritable sacrilège que dénonce Barbey est le crime contre l'enfant. Il se répète lors de la profanation du coeur de l'enfant de la "Pudica". Rationnellement Barbey est pour la religion catholique, mais il est fasciné par les sacrilèges. C'est pourquoi il y a une certaine lutte en lui-même entre ses différentes tendances.
Dans la "vengeance d'une femme" la duchesse veut des funérailles grandioses, religieuses, pour faire ressortir le contraste avec sa condition de "fille". C'est une sorte de sacrilèges, répondant à un autre sacrilège: celui du duc envers le coeur d'Esteban.
Dans "le plus bel amour de Don Juan", le comte Ravila de Ravilès est placé sous l'image de "Don Juan". Or Don Juan est un profanateur, il provoque audacieusement Dieu et l'au-delà. Le comte est entouré de douze femmes, ce qui parodie la Sainte Cène du Christ avec ses 12 apôtres. La profanation est aussi présente dans des jeux de mots. A plusieurs reprises Don Juan est assimilé au Diable. La profanation consiste aussi à comparer l'amour humain aux choses sacrées ("l'amour d'essai" de la marquise est comparé à la "messe blanche" du jeune prêtre). C'est le cas dans plusieurs passages.
Dans "le bonheur dans le crime", le docteur Torty commet quelques plaisanteries anti-cléricales, se moquant des croyances de ses patients.
Chez Barbey la profanation revêt bien des formes, mais c'est assez souvent une métaphore de l'infanticide.
- La femme dans les "Diaboliques" :
On trouve dans ces nouvelles des femmes dominatrices. Hauteclaire exerce une domination sur Serlon de Savigny. Elles sont aussi dissimulatrices, hypocrites (ex.: la comtesse de Stasseville). Elles organisent leur avenir, leur destin. Il y a chez elles une grande aptitude au plaisir et en même temps un grand sang-froid. Mais il y a des variantes au type général: la marquise, maîtresse de Don Juan a une certaine inaptitude à l'amour. On remarque chez les femmes des Diaboliques une volonté d'émancipation: elles revendiquent leur liberté sexuelle, prennent l'initiative à la place des hommes. Hauteclaire pratique le métier masculin de maître d'armes. Dans cette nouvelle l'escrime est une métaphore de l'amour. Il y a aussi un refus de la dimension maternelle chez ces femmes.
Leur apparence physique témoigne soit d'une fragilité de fin de race (Herminie, la comtesse de Stasseville, la comtesse de Savigny), soit d'un idéal androgyne (Hauteclaire, Alberte) de robustesse et de féminité réunies. Dans "Don Juan" une duchesse est comparée à Mélusine, la femme-serpent. Alberte a une main "grande et forte comme celle d'un garçon". Barbey semble beaucoup plus séduit par ces femmes un peu androgynes que par les autres qui sont fragiles et malades de la poitrine. Certains hommes ont aussi des aspects féminins mêlés à leur virilité.
2ème oeuvre au programme: "La Chute" d'Albert Camus
- Biographie d'Albert Camus :
Né en Algérie dans une famille modeste (en 1913), Albert Camus a souffert de la tuberculose dans les années 30. Il a fait des études de philosophie et se passionne pour le théâtre. Bien qu'agnostique, il s'intéresse à la littérature chrétienne. Renonçant à passer l'agrégation, il exerce divers métiers (maisons d'édition, journalisme). Avant la guerre il publie Noces . En 1940 il termine L'Etranger . son oeuvre comprend des romans, des pièces de théâtre et des essais. A partir de 1943 il collabore au journal Combat . En 1946 on joue sa pièce Caligula , en 1947 paraît La Peste . Les oeuvres se succèdent: Les Justes (1949), L'Homme révolté . Il fait un voyage à Amsterdam en 1953. Il écrit La Chute en 1956, qui aurait dû faire partie du recueil de nouvelles L'Exil et le Royaume (parution en 1958). Comme le récit est trop long, Camus le publie à part. Bouleversé par la guerre d'Algérie, il ne se prononce pas politiquement. Son oeuvre est couronnée par le prix Nobel en 1957. Il est l'idole d'une partie de la jeunesse. Camus trouve la mort en 1960 dans un accident d'auto.
- Introduction :
Quand un auteur de "confessions" prétend dire la stricte vérité, le lecteur est en droit de lui demander des comptes. Au contraire quand il s'agit d'un "récit" comme La Chute, l'auteur est plus libre. Y-a-t-il des éléments autobiographiques dans ce récit ?
- Camus s'est rendu à Amsterdam en 1953.
- Le héros, J.B.Clamence, fait partie de la haute bourgeoisie alors que Camus est d'un milieu modeste.
- Un avocat comme Clamence vit de sa parole. Camus vit de son écriture. Il y a une part de trucage dans la profession d'avocat. Analogie avec celle d'écrivain.
- La Peste se présente comme une chronique, vécue au jour le jour. L'Etranger semble être un journal intime. La Chute se présente comme les propos adressés para un locuteur à un allocutaire (qui reste muet). Elle se donne comme l'enregistrement d'un dialogue. Rapports avec le théâtre de boulevard (scènes de communication téléphonique) et avec la pièce de Beckett Ah! les beaux jours! En fait cet oral est tout à fait écrit.
- Comme Camus, Clamence a été passionné par le théâtre.
- Clamence semble avoir une quarantaine d'années, comme Camus à l'époque de la rédaction de l'oeuvre.
Camus a bâti l'"intrigue policière" de La Chute à partir d'un vol qui a réellement eu lieu: celui, dans les années 30, du panneau des "Juges intègres" qui faisait partie du retable de Van Eyck.
Pourquoi 6 chapitres ? Le récit s'étale sur 5 jours, mais comporte 6 chapitres. rapport possible avec les 6 jours de la Création du Monde.
- Chapitre 1 :
Clamence fait un discours contenant 2 énigmes: celle du tableau et celle de l'expression "juge-pénitent" qui comporte 2 associations étranges: supérieur-inférieur et laïque-religieux. Les énigmes ne seront résolues que dans le chapitre 6, qui est lui aussi un discours (mises à part les "aventures pontificales" de Clamence). Entre les 2 discours, les autres chapitres forment un récit. La structure générale du livre imite celle d'un retable: une partie centrale et 2 volets. Le chapitre 1 nous donne plusieurs informations sur les actants: Jean-Baptiste Clamence était avocat et habitait Paris avant de venir à Amsterdam. Il possède une culture (dont il n'est pas dupe) et notamment une culture biblique. Il parle des Sadducéens (Juifs aisés, à l'époque du Christ, qui s'occupaient de justice). L'interlocuteur est un homme qui a à peu près le même âge que Clamence (la quarantaine), il est un bourgeois assez cultivé. Mais, à la différence de Clamence, il connaît peu Amsterdam et n'a pas l'habitude de fréquenter les bars. En fait l'interlocuteur a un rôle d'utilité, à travers lui c'est au lecteur que s'adresse Clamence. Le "gorille" est nommé une 40aine de fois dans les 3 premières pages. Le récit a un cadre géographique réel: la ville d'Amsterdam, son "quartier réservé" (prostitution), ses canaux concentriques. Mais il y a aussi un cadre mythique: les canaux sont comparés aux cercles de l'Enfer. Clamence est venu y subir un châtiment. Il est dit que les Hollandais ont un aspect double: réalistes et rêveurs en même temps. A leur propos Clamence fait référence au tableau de Rembrandt "La Leçon d'anatomie".
Peut-on expliquer le titre La Chute dès le premier chapitre ? Clamence, riche bourgeois honoré, se retrouve dans un bar à matelots, au milieu de la pègre d'Amsterdam: il y a donc pour lui une chute, professionnellement et socialement. Mais "la Chute", c'est aussi la faute d'Adam (dans la Genèse), le passage du bonheur édénique à la souffrance terrestre. Jean-Baptiste Clamence n'est pas le vrai nom du personnage (il le dit au début du chapitre 2). Ce nom doit donc avoir une signification particulière. L'allusion au Jean-Baptiste de la Bible, au précurseur du Christ, est claire: Clamence porte un manteau en poils de chameau. "Clamence" peut rappeler "clamans" ("criant" en latin). C'est Jean-Baptiste criant dans le désert et prêchant la pénitence. Il se dit bien "juge-pénitent". En fait c'est l'autre que Clamence veut pousser à la pénitence. Clamence est une sorte de faux-prophète qui ne veut pas de la rédemption. Le "gorille" semble appartenir à une race pré-hominienne, il est intermédiaire entre l'animal et l'homme. Son état lui permet de connaître un certain bonheur pour lequel Clamence éprouve une certaine nostalgie. Lui se sent exilé de l'Eden alors que le "gorille" "ne sent pas son exil". Clamence sent qu'il fait partie d'une humanité déchue. Il est intéressant de noter que Jean-Baptiste, le Prophète, est représenté sur l'un des panneaux du tableau polyptique de Van Eyck. Si les Hollandais sont réalistes, ce sont aussi des rêveurs, des personnages en quête (allusion à Lohengrin). Leur univers est plein de brume, mais aussi de lumière dorée. Cette Hollande qu'évoque Camus rappelle les poèmes de Baudelaire (l'un en vers, l'autre en prose) intitulés "L'Invitation au voyage". Elle est "l'Orient de l'Occident", les Hollandais sont à la fois ici et ailleurs.
- Dans le récit, on trouve 3 axes: l'axe de l'énonciation (le temps pendant lequel le héros parle), l'axe de l'événement et l'axe mnémonique. Le chapitre 1 se situe presque entièrement sur l'axe de l'énonciation. Le début du chapitre 2 raconte des événements du passé (axe de l'événement). A partir de l'épisode du rire apparaît le 3ème axe, qui fait ressurgir des éléments que le narrateur avait oublié, occulté: les 3 anecdotes (le cyclomotoriste; l'échec sexuel; le suicide de l'inconnue). Les trois axes se mêlent continuellement jusqu'à la fin du récit.
- Chapitre 2 :
Dans ce chapitre Clamence se souvient de son "eden". A cette époque il jouissait du confort matériel, mais surtout du sentiment de son innocence. Des études ont été faites par les structuralistes (dont Propp) sur les contes populaires. Ils ont dégagé 7 types de personnages qui reviennent sans cesse: le héros, le faux héros, le traître, le donateur, le mandateur, la princesse, le père (faux héros et traître = agresseurs; donateur et mandateur = adjuvants). Au début du conte, la situation est presque édénique, tout va bien. Puis il se produit une sorte de chute et une chose est demandée au héros pour rétablir le bonheur. Dans La Chute les épisodes de manquement et de mandement s'entrecroisent.
Schéma: Manquement = suicide; mandement = rire.
Ordre événementiel: 1. Suicide. 2. Rire. Ordre énonciatif: 1. Rire. 2. Suicide.
L'épisode du rire est précédé de 4 anaphores (= annonces). Dans les chapitres suivants il est mentionné 4 fois (= 4 cataphores). Clamence dit à un moment qu'il a été "appelé" par le rire: il s'agit bien d'un mandement.
L'imparfait est le temps le plus fréquent dans le début du chapitre: il s'agit d'un récit itératif (description d'habitudes du héros). Mais il y a aussi des éléments singulatifs: le récit de la mort du concierge, suivi de paroles concernant d'autres enterrements et de la mention du suicide d'une jeune femme. Lors de tous ces événements c'est Clamence qui rit; soudain quelqu'un rit de lui.
- Chapitre 3 :
Les ch.1 et 2 se passaient dans un lieu clos: le bar. Le ch.3 se passe à l'extérieur, dans les rues de la ville. On retrouve l'axe énonciatif et l'axe événementiel, mais l'axe mnémonique s'y mêle de plus en plus. Il y a du discours (considérations générales, telles qu'on en trouve dans un essai) et du récit. On distingue plusieurs cellules narratives: l'incident avec le motocycliste (4 pages environ), le fiasco sexuel, le suicide de la jeune femme. Ces 3 cellules rapportent des échecs. On peut les mettre en rapport avec la séquence de la mort du concierge, dans le ch.2.
Actants masculins: motocycliste (échec); concierge (mort).
Actants féminins: fiasco sexuel (échec); suicide de l'inconnue (mort).
Clamence ne rencontre l'autre que dans l'échec ou la mort. Dans les mythes il y a souvent 3 épreuves proposées au héros. Clamence est un anti-héros. Il connaît lui aussi 3 aventures. Il y a un ordre croissant: d'abord une blessure d'amour-propre, puis la révélation d'une insuffisance sexuelle, enfin la faute la plus grave. A chaque fois, Clamence est ridicule: c'est l'épisode du rire qui se renouvelle. Ces micro-récits ne sont pas datés. Il est dit seulement que le suicide de l'inconnue s'est passé 2 ou 3 ans avant l'épisode du rire. Entre ces récits singulatifs s'intercalent des considérations diverses et des récits itératifs, décrivant les nouvelles habitudes de Clamence (il évite les quais, par exemple). Clamence réfléchit sur l'Homme, sur le besoin d'asservir qui est en lui. Il y a des rapports entre l'énonciation et le récit: le temps qu'il fait, l'état physique de Clamence, qui ne se sent pas en forme, le fait qu'il se promène. Dans le fait de se souvenir, il y a une intervention du hasard. Clamence auparavant était tourné vers l'avenir. Depuis le "rire" il est tourné vers son passé. Il part en exploration, à la découverte de lui-même. L'irruption du souvenir est le fait du hasard: un petit événement extérieur met en marche la mécanique de la mémoire et ramène à la conscience des éléments occultés (cf chez Proust l'épisode de la madeleine). Dans ce chapitre n'est pas raconté le moment où le souvenir a surgi. Ce sera raconté dans le ch.5, lors de l'épisode de la croisière que fait Clamence avec une femme: une épave flottant sur l'eau lui rappelle la noyade de l'inconnue, par association d'idées.
Le récit raconte un événement passé qui n'a plus aucune répercussion sur le présent. Il y a une impersonnalité dans le récit. Par contre le discours implique un sentiment personnel de l'écrivain. Le passé simple est le temps idéal du récit (ex.: "Louis XIV mourut en 1715") et la personne idéale est la 3ème. Le discours apprécie plusieurs temps: le présent, le passé composé (très employé dans L'Etranger ) et le futur. L'imparfait et le plus-que-parfait peuvent servir au récit comme au discours. La Chute compte 219 passés simples alors que L'Etranger n'en compte que 2. Clamence parle de lui-même comme d'un personnage historique qui lui serait étranger. Il y a chez lui une certaine mauvaise foi, il joue à être l'historiographe de lui-même. Il utilise le passé simple quand il ne serait pas nécessaire. Dans le ch.3 le pronom "vous" à l'adresse de l'interlocuteur s'efface presque entièrement devant le "je" personnel de Clamence. L'imparfait est employé dans les séquences itératives. Le titre La Chute reçoit une nouvelle illustration: il s'agit ici de la chute dans l'eau du corps de la jeune femme. Une interprétation de l'épisode voit en la jeune femme une image de l'Algérie que Camus laisse tomber.
- Chapitres 4 et 5 :
Après le bar et les rues, on a au début du ch.4 un nouveau lieu de narration: l'île de Marken, au milieu du Zuydersee. Il y a un élargissement du cadre qui donne une impression de liberté. Mais il faudra revenir et le ch.6 se passera dans une chambre. Le fait qu'il s'agisse d'une île donne une importance plus grande à l'élément "eau". Au bord des canaux, l'eau et la terre sont emmêlées; l'île est quant à elle totalement entourée d'eau. Mais ici l'eau n'a pas de valeur purificatrice: elle est souillée, comparée à de la lessive. Clamence dit que le Zuydersee est une mer morte (on pense à la Mer Morte, en terre sainte, au bord de laquelle se trouvaient les villes maudites de Sodome et Gomorrhe). Il parle aussi d'un "paysage négatif" dont le "positif" serait un paysage des îles grecques (p.103-104). Pour Clamence la Grèce est le pays de l'innocence, dont le péché est absent, où existent des sentiments purs. Grèce et Pays-Bas: les climats géographiques s'opposent, mais aussi les climats moraux. Sur les eaux que Clamence a devant lui ne plane aucun esprit, comme il est dit dans la Bible. Clamence raconte tous les efforts, souvent désordonnés, qu'il a faits autrefois pour chasser le souvenir du "rire". Il a été tenté par le suicide (début du ch.4). Il trouvait l'innocence dans 2 activités: le sport (football) et le théâtre. Il a voulu ensuite "se jeter dans la dérision générale" en pratiquant la provocation (dans son attitude professionnelle; dans ses écrits: "ode à la police").
Dans le ch.5 il raconte d'autres tentatives, auxquelles sont mêlées des femmes: 1. la recherche de l'amour. 2. l'abstinence. 3. la débauche. Il crut un moment, dans sa période de débauche, être parvenu à oublier. En fait l'excursion en bateau fit ressurgir la réminiscence humiliante et lui signifier que tous ses efforts ont été vains. Il y a des ressemblances entre le lieu de cette révélation et celui de la narration. Dans une 1ère version de la nouvelle, Camus avait fait de l'interlocuteur un policier, dans une 2ème il en avait fait un juge pour enfants. Enfin, dans la version définitive, il en a fait un avocat. Par rapport à l'avocat, policier et juge sont de l'autre côté de la barrière. Camus a donc complètement modifié le personnage de l'allocutaire. Etant avocat, il est une sorte de frère jumeau de Clamence, prêt à l'écouter. Du point de vue du lecteur, la sympathie est plus grande à l'égard d'un avocat que d'un policier ou d'un juge.
Sartre et Camus ont été longtemps de grands amis, mais ils se sont brouillés en 1952, après que Camus eut fait paraître l'essai L'Homme révolté . Le révolté est un individualiste. Il s'oppose au révolutionnaire pour lequel l'action doit être collective. Sartre pense que la révolution marxiste est le seul moyen de progresser pour l'Homme. Dans sa revue Les Temps modernes il publia un article de Francis Janson critiquant durement Camus. Il ne voulut d'abord pas polémiquer lui-même, mais le ton monta de plus en plus. Camus n'admettait pas certaines phrases de Sartre concernant le stalinisme. Dans l'un de ses carnets il appelle "juges-pénitents" le groupe des Temps modernes . Il leur reproche de voir partout le péché sans la grâce et au fond de désirer la servitude. Camus, dans La Chute , parle des "humanistes professionnels" et des "athées de bistrots". A certains égards, le personnage de Clamence est un portrait ironique de Sartre. On le remarque dans les passages où il est le plus provocant (quand il parle de la servitude notamment). Dans les premiers manuscrits de Camus, la caricature de Sartre est très visible. Mais par la suite il a modifié le personnage et lui a attribué certains de ses propres traits de caractère: la propension au lyrisme, l'intérêt pour le théâtre et le football, la réflexion sur le suicide, le rêve de bonheur attaché au climat méditerranéen. Camus décrit donc un personnage double: il est à la fois lui et un autre. La duplicité est importante dans La Chute .
Le récit ne présente pas le même aspect que dans le ch.3. C'est surtout un récit itératif, décrivant les diverses activités de Clamence. Le récit singulatif surgit lors de l'excursion en bateau. Clamence fait de plus en plus de commentaires, de réflexions générales. Le temps du présent de l'indicatif est de plus en plus employé dans ces 2 chapitres.
Clamence commente plusieurs épisodes bibliques. Il parle de Saint Pierre, l'apôtre, qui fut aussi le premier renégat. Il évoque une phrase de Jésus qui fut "censurée" par St Luc: "Pourquoi m'as-tu abandonné ?". Déjà Vigny avait médité sur cette phrase, pensant que Jésus faisait de violents reproches à son Père. En fait, d'après Béatrix Beck, cette phrase est la première d'un psaume hébreux qui se termine par des paroles de confiance en Dieu. Camus évoque aussi l'épisode du massacre des Innocents, qu'il met en rapport avec une certaine sensibilité du Christ, identifiée avec un sentiment de culpabilité. Clamence aussi a laissé mourir quelqu'un sans lui porter secours. C'est pourquoi il a une certaine sympathie pour le Christ, qu'il imagine avoir eu des points communs avec lui. Il interprète la mort du Christ comme une sorte de suicide (cf dans La Peste la mort du père Paneloux qui, atteint par le fléau, refuse de se soigner). Cette sorte de mélancolie que Clamence imagine être le caractère du Christ rappelle le film de Pasolini L'Evangile selon St Matthieu . Mais à travers le Christ Clamence entrevoit aussi la possibilité du pardon: Jésus a parlé doucement à la femme adultère, ne l'a pas condamnée.
- Chapitre 6 :
Ce chapitre comprend un récit (les aventures "pontificales" de Clamence) et un discours de Clamence. Y-a-t-il des liens entre l'épisode "pontifical" et ceux du "rire" et du "suicide" ? Les deux anecdotes précédentes se situaient dans un passé indéterminé, sans précisions. Au contraire l'internement de Clamence dans le camp de prisonniers se passe après le débarquement allié en Afrique du Nord, c'est à dire en 1942. On retrouve l'importance de l'eau: dans le désert elle manque. Cette cellule narrative compte 3 actants (Clamence, "Duguesclin" et celui qu'on laisse mourir) alors que l'épisode du "rire" en comptait un seul et celui du "suicide" deux (Clamence et la jeune femme). Clamence dit plusieurs fois qu'il aime les lieux élevés. Il aime donc dominer, que ce soit physiquement (lors des 2 cellules précédentes il se trouvait sur un pont) ou moralement: en devenant "pape". Mais à chaque fois cette supériorité est démentie et s'effondre. Le personnage de l'ami, celui qui est surnommé "Duguesclin" a pour rôle d'entretenir l'illusion, la possibilité pour Clamence de se montrer meilleur qu'il n'est ("pour l'amour de lui, j'aurais résisté plus longtemps"). Clamence raconte comment il eut envie soudain d'entrer dans la Résistance (épisode du chien et ses conséquences): il démythifie la vocation héroïque en montrant l'importance du hasard.
L'allocutaire joue dans ce chapitre un rôle plus important qu'avant. Il se trouve cette fois dans la chambre de Clamence. Il devient en quelque sorte complice de Clamence puisqu'il apprend que le tableau volé se trouve chez lui. Selon la loi il devrait dénoncer Clamence. La conversation se passe de nuit puisqu'à la fin on voit le jour se lever. Clamence est couché, malade. L'intimité entre les deux hommes est beaucoup plus grande. Le lien semble durable (Clamence dit "vous reviendrez" et l'autre ne dit pas "non"). En plus Clamence ne se contente plus de proposer son aide à son ami, il lui impose un certain nombre de gestes: ouvrir la fenêtre, fermer le verrou, etc... Clamence pose des questions à son tour. Il récolte des informations sur son ami: il apprend qu'il est avocat. Il lui demande alors de "raconter ce qui lui est arrivé un soir", lui impose un examen de conscience pour découvrir sa propre "chute". Au début l'interlocuteur se contentait de recevoir des informations. Maintenant il subit des modifications. Le discours de Clamence a une fonction conative: il influence celui qui l'entend. Clamence dit qu'il passe du "je" au "nous" et au "vous" (p.146): c'est à l'autre qu'il s'attaque. L'interlocuteur est d'une certaine façon piégé et le lecteur avec lui. L'aventure personnelle de Clamence devient le récit de la faute universelle.
Clamence aussi change: physiquement il est atteint assez gravement et cela dément ses paroles (il affirme avoir trouvé la solution et le bonheur). En fait le personnage apparaît complètement cassé, au physique comme au moral. Il ressemble un peu au Caligula de la pièce de Camus, qui est cruel par désespoir mais s'aperçoit finalement que sa solution n'était pas la bonne. Clamence s'enfonce en fait dans une sorte d'Enfer. Le manque initial n'a pas du tout été comblé. Clamence n'a réussi qu'à faire entrer quelqu'un d'autre dans son Enfer. La solution est en fait suicidaire: Clamence semble être en attente de sa mort. Son grand espoir, dit-il, est d'être arrêté pour le vol du tableau et il va jusqu'à imaginer sa décapitation: en montrant sa tête, le bourreau lui donnera une dernière occasion de dominer. Dans L'Etranger aussi le lecteur finit par être accusé, assimilé aux coupables.
Le chapitre 6 rejoint le ch.1: l'énigme du tableau est résolue. On est retourné dans un lieu clos. La scène du ch.6 se passe à l'aube alors que le ch.1 se déroulait au début d'une nuit. Dans le ch.1 la duplicité est attribuée aux Hollandais qui sont "à la fois ici et ailleurs". Dans le ch.6 c'est Clamence qui est l'homme d'ici, mais qui rêve toujours d'un certain "ailleurs".
3ème oeuvre au programme : Mondo et autres histoires de J.M.G. Le Clézio
- Renseignements sur l'auteur :
Né en 1940 Nice, Jean-Marie Gustave Le Clézio a vu son premier roman Le Procès-verbal couronné par le prix Renaudot en 1963. Son oeuvre s'est ensuite développée dans 3 directions: le roman, la nouvelle et l'essai.
- Romans:
Le Procès-verbal présente un marginal vivant dans une maison au bord de la mer. Il s'absente un peu du monde réel. Ce personnage s'appelle Adam Polo. Le Déluge (1966) montre un personnage emporté comme une épave au milieu d'une ville effrayante. Terra Amata (1967), Le Livre des fuites (1968), La Guerre (1970) présentent également des personnages candides, perdus au milieu de villes inhospitalières. Les Géants (1973) montre l'informatisation du monde urbanisé. En 1975 Voyages de l'autre côté montre un certain tournant chez Le Clézio: une réconciliation entre l'Homme et l'Univers, à travers un personnage de jeune fille nommée Naja-Naja. En 1980 paraît Désert .
- Nouvelles:
1er recueil en 1964: Le Jour où Beaumont fit connaissance avec sa douleur . En 1967 paraît La Fièvre . Mondo et autres histoires a suivi en 1978, puis il y eut La Ronde en 1982. Les nouvelles de Le Clézio comportent souvent une "finale énigmatique": tout n'est pas dévoilé, il y a des lacunes parmi les éléments fournis au lecteur. Le terme "histoires" peut signifier "nouvelles" (et non pas "contes").
- Essais:
L'Extase matérielle (1967) montre une certaine idée du monde que l'on retrouve dans les romans. Autres essais: Chilam-Balam (1976), L'Inconnu sur la Terre , écrit un peu en parallèle avec Mondo ; Trois villes saintes (1980).
-"Mondo" :
Les personnages que rencontrent Mondo n'ont pas toujours un nom. En cela l'histoire se rapproche plutôt d'un conte que d'une nouvelle. Quand le vieil homme apprend à lire à Mondo, il le rend attentif aux signifiants, aux formes des lettres dont il propose une interprétation. En ce qui le concerne il y a des éléments au sujet de son nom (p.62) mais il n'est pas vraiment nommé. On trouve beaucoup de persronnages anonymes: le retraité des postes, la dame de l'ascenseur...Mais d'autres ont un nom, à commencer par Mondo. Celui-ci représente un univers, un monde à part. D'autres personnages ont plutôt des surnoms: "le gitan","le cosaque","Dadi" (rapport avec "daddy","papa" en anglais ?). Giordan le pêcheur peut faire penser au Jourdain. L'univers compris dans le nom "Mondo" est morcelé à travers les noms des différents personnages. D'"Ida" à "Thi Chin", il y a un cosmopolitisme indiscutable. Différentes ethnies sont représentées, alors que Mondo ne fait partie d'aucune d'elles.
Il y a un grand flou concernant la chronologie de l'histoire. Seul "l'été" est évoqué à un certain moment. Il n'est pas possible de dire combien de temps s'est écoulé entre l'arrivée de Mondo et sa disparition. L'heure est donnée à un moment: il est 4h 50 lorsque Mondo sur la plage guette le lever du soleil. Aucune importance n'est donnée au calendrier social, mais il y a un cycle naturel qui est respecté. Les événements, qui sont toujours des rencontres, se passent "un jour". Le dernier passage commence par "la dernière fois". Ce flou temporel est en contradiction avec la "règle" de la nouvelle qui suppose un découpage minutieux de la chronologie. Il y a aussi un flou concernant l'espace: la ville n'est pas nommée, la mer non plus. Il s'agit d'une sorte de paysage idéal où le bonheur et l'innocence sont possibles. L'espace paraît un peu rêvé, féerique plutôt que réel.
Le récit s'accélère à la fin, jusqu'à "l'arrestation" de Mondo et à ses conséquences. Que signifie le message laissé par Mondo ? On peut l'interpréter de différentes façons. Il peut signifier la mort de Mondo ou au contraire qu'il a retrouvé la liberté. Si l'on est dans l'incertitude au sujet de Mondo, on est bien rensigné sur tous ceux qui gravitaient autour de lui; le gitan est arrêté pour vol, le cosaque n'était pas cosaque, etc...Le rêve se brise, les personnages retombent dans un quotidien sans joie. On peut penser que Mondo doit être solidaire de son entourage et qu'il n'a pas réussi son évasion. Mais Mondo a remporté une victoire en apprenant à lire.
"Mondo" est un récit bref, un sujet restreint (l'arrivée de Mondo, ses tentatives pour se faire adopter qui sont des demi-échecs, sa capture et sa disparition) qui est un "voyage de l'autre côté" (comme toutes les nouvelles du recueil). Il n'y a pas d'entrée en matière: dès la première phrase on est dans le vif du sujet. Jusque là les "règles" de la nouvelle sont respectées. Mais il n'y a pas dans "Mondo" un événement particulièrement mis en valeur et la chronologie est floue. Y-a-t-il dans "Mondo" un aspect conté, oral ? A un moment (p.44) le narrateur tutoie Mondo, s'adresse à lui. Il s'introduit à plusieurs reprises dans le récit. L'aspect oral existe donc. Finalement on peut dire que des caractéristiques de la nouvelle se trouvent dans "Mondo" mais aussi d'autres éléments sortant du cadre habituel et se rapprochant du conte merveilleux.
- "Lullaby":
"Lullaby" est l'une des seules nouvelles divisées en séquences chiffrées. La 1ère séquence raconte le départ de Lullaby et décrit ce qu'elle trouve: les chiffres (graffitis), la maison et le petit garçon.Lullaby reçoit donc 3 réponses à sa quête. Le chiffre 3 semble magique dans certains contes et mythes. Lullaby est évoquée quelques fois sous le nom d'"Ariel" (génie bienfaisant dans La Tempête de Shakespeare). La chanson en anglais est empruntée aussi à Shakespeare. Ariel est un esprit de l'air, auquel s'oppose Caliban, esprit de la terre. Dans la nouvelle de Le Clézio, Lullaby se voit opposer l'homme menaçant dont l'apparition se situe dans la 2ème séquence.
Lullaby connaît une sorte d'"extase matérielle" mais elle prend conscience (p.100) du caractère insuffisant du langage. Elle brûle les lettres, tous les papiers qui contiennent des phrases, mais pas le dessin du petit garçon. Il semble qu'à un certain moment le langage s'arrête et qu'il faille trouver un autre relais. La 3ème séquence est celle du retour. Lullaby se trouve un allié en la personne de M.Filippi. Elle a un complice, quelqu'un qui voyage aussi. Grâce à lui, le retour est supportable. La conclusion est assez heureuse, comme dans La Tempête .
Le Clézio se livre à quelques recherches concernant la typographie (ce qui s'est pratiqué notamment chez Apollinaire dans les Calligrammes ) et utilise aussi des langages étrangers. La maison grecque s'appelle "Karisma" (= grâce, don particulier). Il y a aussi le texte anglais de Shakespeare, qui exprime l'accord avec tout ce qui vole et avec la Nature. Langage étranger et typographie sont utilisés pour transcrire l'inscription sur l'harmonica (p.84): on trouve des éléments anglais ("made in..."), allemands ("...Germany"), grecs (Echo = nymphe de la mythologie) et judaïques ("David"). Le langage des mathématiques (p.89) est aussi une sorte d'idiome étranger. Les lettres de Lullaby à son père sont en prose, mais leur aspect visuel fait penser à de la poésie. D'après Jean Cohen le "blanc" (rupture de la typographie et du sens logique de la phrase) est l'une des caractéristiques de la poésie.
On sent que l'un des aspects de la quête de Lullaby est le besoin de communiquer. Un peu plus loin, Lullaby bouche les espaces libres sur sa feuille en écrivant des mots et des bouts de phrases sans cohérence, au hasard. Cette envie de nouvelles communications est importante. "Lullaby" est un exemple de nouvelle qui ne se termine pas vraiment et qui semble plutôt être un nouveau départ, un seuil. Quant au nom de "Lullaby", c'est un mot anglais signifiant "berceuse".
-"La Montagne du dieu vivant":
Le nom du héros, Jon, est étrange. C'est un prénom courant en Islande et le paysage dans lequel se déroule l'histoire ressemble à ceux de ce pays. Le climat est nordique. Mais la localisation n'est peut-être pas le plus important. Dans "Jon" on peut voir "Je" + "on". Le petit garçon de la montagne n'est, quant à lui, pas nommé: on quitte presque le monde de la nouvelle pour retrouver celui du conte. La montagne que gravit Jon, le mont Reydarbarmur, est un élément mythique. Jon accomplit une démarche mystique, il rencontre le divin comme le suggère le titre. On peut trouver une ressemblance avec Moïse escaladant le mont Sinaï. La lumière joue un rôle primordial. Elle pénètre le corps de Jon et le traverse. C'est elle qui entoure l'enfant étrange. On pense aussi à l'épisode de la Transfiguration du Christ, dans le Nouveau Testament. Jon se sent "appelé" par la montagne. Cette idée de vocation se retrouve au moment où Jon regarde la montagne en miniature qu'est le bloc de lave (sorte de microcosme) et où il entend son coeur battre comme s'il se trouvait à l'intérieur de la montagne. La notion de "voix" se retrouve à plusieurs reprises. Il y a aussi la présence (3 fois) d'un regard (p.125, 128, 129). C'est la présence diffuse du surnaturel. On pense à d'autres récits bibliques, comme l'appel de Samuel. Le surnaturel est suggéré aussi par d'autres moyens: la montagne "semble toucher le ciel", l'escalier naturel que monte Jon est le lieu d'une mutation: il délimite 2 zones bien différentes; Jon semble par moments quitter son propre corps, s'échapper de lui-même; l'eau que boit Jon semble avoir un pouvoir extraordinaire (on pense à "l'eau qui rassasiera toute soif" que promet Jésus à la Samaritaine, dans l'évangile selon St Jean). L'auteur parle toujours de "l'enfant" et jamais d'"un enfant". Cet enfant est un voyant: il connaît Jon, il sait que les parents de celui-ci dorment. Mais il n'explique rien à Jon, ne dit pas qui il est, ni d'où il vient (sauf quand il parle de la fuite des siens devant les hommes).
Une date précise est donnée au début de la nouvelle: le 21 juin. On remarque un rétrécissement du temps de la 1ère à la 3ème nouvelle du recueil ("Mondo": quelques années; "Lullaby": quelques jours; "La montagne...": un jour et une nuit). Mais le 21 juin est le moment du solstice d'été: c'est le jour le plus long, le moment où la nuit s'efface totalement. Dans les régions polaires cet instant est particulièrement impressionnant. Jon découvre 3 cuvettes au sommet de la montagne: l'une contient de l'eau (sans laquelle la vie est impossible), l'autre un arbre, la 3ème de la mousse. Ces symboles de vie sont comme dévastés, détruits après la disparition de l'enfant.
Cette histoire est une nouvelle-instant. Il en existe 3 sortes: instant-révélation, instant-confrontation et instant-constellation. Ici on a sans doute un instant-révélation: Jon reçoit la révélation de la lumière, de la communion avec tout ce qui vit. On peut voir dans la rencontre un dédoublement de la personnalité de Jon: il rencontre l'enfant qui est en lui et qui constitue la part de divin qui existe en lui. La démarche de Jon est un "voyage de l'autre côté" car l'enfant qu'il était a disparu. Pour Le Clézio l'enfant est divin (il admire les Olmèques qui divinisaient les bébés). L'ascension de Jon a un caractère sacré, mais aussi un peu profanatoire: il atteint un sanctuaire inviolé et l'enfant craint que d'autres ne viennent après Jon. Au début de l'escalade Jon se déshabille (on se rappelle Moïse qui enlève ses sandales avant de rencontrer Dieu). Finalement la quête de Jon semble aboutir à un certain échec: il retrouve ce qu'il était avant, tout comme il retrouve sa bicyclette rouge. Mais ce n'est qu'une interprétation. Comme la mer, la montagne permet à l'homme d'atteindre un monde sans âge, de retrouver les origines de la création.
-"La Roue d'eau":
Cette nouvelle semble symétrique de la précédente: elle commence à la fin de la nuit et se termine à la fin du jour. Comme dans les autres nouvelles, on a ici un adolescent qui quitte un monde et en retrouve un autre avant de revenir. Mais dans "la Roue d'eau" le personnage de fiction rejoint un personnage historique: celui de Juba.
Juba II, roi numide né en 52 av.J.C., était le fils de Juba Ier qui avait soutenu Pompée pendant la guerre civile et avait dû se donner la mort après la victoire de César. Le jeune Juba fut emmené à Rome, reçut une bonne éducation et devint l'ami d'Auguste. Celui-ci permit à Juba II de retrouver son royaume. Il prit pour capitale Iol, qu'il rebaptisa Césarée, et épousa Cléopâtre Séléné, fille d'Antoine et Cléopâtre. L'adolescent que Le Clézio nous présente s'appelle lui aussi Juba: c'est un jeune paysan vivant dans la contrée désertique qu'est l'Afrique du Nord. Son père lui a parlé de l'ancien roi qui portait le même prénom que lui. Ce récit lui permet de rêver lorsqu'il voit apparaître la ville d'Iol. Le jeune homme s'identifie en rêve avec le roi Juba II. Il en est peut-être la réincarnation.
Juba fait donc une sorte de voyage dans le temps. Quand il revient à la réalité, il sait qu'il a la possibilité de refaire le voyage, de retrouver la blanche ville d'Iol. La fin de la nouvelle est ici optimiste. Le cercle joue un rôle important dans cette histoire: il y a le cercle de la noria, la roue d'eau qui sert à irriguer les champs et aussi le cercle du soleil. La révolution solaire est donc présente, mais aussi la révolution lunaire à travers Cléopâtre Séléné (= lune) et l'allusion au temple de Diane. Cette nouvelle peut faire penser au mythe de "l'éternel retour": cette croyance antique prétend que le Devenir est cyclique et que l'Age d'Or reviendra après la fin de l'Age du Fer.
- Comparaison entre les différents héros du recueil "Mondo et autres histoires" :
7 héros sont des enfants ou des adolescents (Mondo, Lullaby, Jon, Juba, Daniel, Petite Croix et Gaspar). Il y a un héros adulte (Martin, dans la nouvelle "Hazaran") mais il est assisté d'une enfant: la petite Alia. Tous ces personnages s'arrachent du monde et font un voyage de l'autre côté. Leur quête les amène à rejeter la sédentarité, à exalter le nomadisme. Ils font preuve d'un certain mysticisme, mais en restant en contact avec la matière. Ils pratiquent "l'extase matérielle". Mais la quête ne se présente pas toujours de la même façon. La fin notamment diffère selon les nouvelles. Certains personnages connaissent la réussite, d'autres la défaite. La réussite la plus totale est celle de Martin, allié à la petite "Alia" (c'est à dire "l'autre"): toute la communauté le suit. Martin vient de "l'autre côté" et il n'a jamais vraiment rejoint le côté de la plupart des hommes: il a choisi d'habiter une ville provisoire, de s'installer le plus sommairement possible et il refuse la société que les architectes et les étudiants se proposent de créer, entraînant avec lui tout son entourage. Martin est une sorte de passeur mystique: il fait passer les hommes de l'autre côté. Avant le "départ pour l'autre rive" qui termine la nouvelle, il a déjà fait voyager les enfants en leur racontant des contes.
Parmi les autres héros, il y a des réussites partielles: celle de Daniel qui a réalisé son rêve (même s'il meurt) et l'a fait partager à ses camarades de lycée; celle de Juba (mais lui reste seul: il ne fait partager sa vision à personne); celle de Lullaby qui est revenue, mais a réussi à rendre "notre côté" habitable grâce au pacte passé avec le professeur. En ce qui concerne les échecs, il y a celui de Jon, qui revient de notre côté sans avoir réalisé sa quête, et celui de Mondo qui finit, lui, par être totalement absorbé par "l'autre côté". La nouvelle "Les bergers" se termine par le retour de Gaspar. Mais ce retour n'est pas le même que celui de Jon: il n'est pas totalement récupéré car il se dédouble: son corps retrouve la société, mais il continue à être ailleurs en pensée.
Beaucoup de héros semblent rechercher une nouvelle naissance, une nouvelle famille. Ils cherchent aussi de nouveaux moyens de communication (en particulier Lullaby). Certains d'entre eux sont en quête de Dieu (notamment Martin qui le dit p.202). Dans la nouvelle "Peuple du ciel" on peut voir une enfant, Petite-Croix, qui habite vraiment l'autre côté et fait un voyage de notre côté par l'intermédiaire du soldat. Mais par ce soldat s'introduit aussi le temps historique: il parle de la guerre de Corée. Petite Croix ne bouge pas. Mais le monde de la guerre qui est le nôtre l'agresse et lui fait prendre la fuite. Il s'agit là d'un échec total. Petite Croix est entraînée dans le mouvement de destruction du monde. Mis à part "Juba" et "Petite Croix", les histoires se situent hors du Temps.
- "Celui qui n'avait jamais vu la mer" :
Trois séquences avec présence du narrateur dans la 1ère et la 3ème:
1) La disparition de Daniel.
2) Le récit - contre toute vraisemblance - des aventures de Daniel (fantasme né de l'imagination des camarades de Daniel). Caractéristique grammaticale: le temps employé est le passé simple.
3) Méditation du narrateur sur le sort de Daniel, l'attitude des adultes et celles des témoins.
Commentaire de la 3ème partie:
- Aspect externe du texte: aéré. Paragraphes courts. Discours interrompu par un certain nombre de répliques, tantôt réellement prononcées, tantôt hypothétiques (imaginées par les élèves). Passé composé employé au début du passage, puis imparfait. Le texte est censé rapporter les réflexions des témoins de la disparition de Daniel. Leur connaissance des faits est très limitée. Ils en sont réduits à des conjectures. L'emploi de "peut-être" est fréquent. Les témoins font une série de suppositions. Cet aspect conjectural est renforcé par le flou spatio-temporel: la situation n'est pas du tout précise comme le voudraient les règles de la nouvelle.
- Parmi les adultes dont il est question ici on trouve les parents de Daniel. La passivité est leur trait dominant. A côté d'eux il y a ceux qui agissent: les professeurs, surveillants et policiers. Ils représentent l'ordre et même la répression. Le narrateur les présente de façon ironique: il les appelle "sérieux" par antiphrase. En fait ils agissent de manière capricieuse. D'abord ils ont une période d'activisme, puis passent brusquement à l'indifférence totale. Ils remplissent alors des formalités administratives, ressemblant à celles qui suivent la mort d'un soldat. Ils retrouvent ensuite leurs propres préoccupations qui sont uniquement matérielles. L'expression "ils ont fait comme si..." est importante. Elle met en évidence le jeu hypocrite, la mauvaise foi des adultes. Si vraiment ils ont oublié Daniel, presque inconsciemment, c'est parce que cela les arrangeait. C'est la marque de la grande force d'inertie des adultes. Les phrases ont un rythme monotone, marquant l'absence de coeur dans les actions des adultes. Les conjonctions "et" sont nombreuses: il y a comme une sourde accusation de la part du témoin.
- Nous voyons Daniel à travers des suppositions, des rêveries. Il est malgré tout extrêmement vivant. Il connaît une extase matérielle "dans sa grotte, devant la mer". Mais ce n'est pas en touriste qu'il voulait voir la mer. Il en avait une idée plus vaste. La grotte suggère l'idée de creux propice, de bonheur intra-utérin. Daniel n'a pas de vrais parents. Dans la grotte il cherche à être réenfanté. Il éprouve aussi une soif de voyage: ses camarades l'imaginent partant pour l'Amérique ou la Chine. Daniel recherche la pure satisfaction du voyage, le mouvement: il ne cherche pas à arriver, mais à partir. En cela la sensibilité de Le Clézio rejoint celle de Baudelaire dans certains poèmes en prose (comme ceux où il parle des ports). L'île est une étape, le point de départ vers une nouvelle navigation. Dans le passage concernant Daniel, on a un rythme binaire. La phrase progresse en cherchant à faire éclater ses limites.
- La méditation sur le "nous" concerne la transformation subie par le groupe des camarades de Daniel.
Ils sont partagés: ils sont à la fois de ce côté (du côté des adultes) et du côté de Daniel. Physiquement ils restent avec les adultes, ne cherchent pas à fuguer comme Daniel. Mais spirituellement ils se distinguent totalement des adultes. Leur grande qualité est la fidélité: ils n'ont pas oublié Daniel. Ils sympathisent à la double réussite qu'ils lui attribuent en rêve. En imagination il y a de leur part une adhésion totale au destin de Daniel. La brise est l'adjuvant qui fait éclater les clôtures, qui leur permet de rêver. Un faible support leur suffit: les chataîgners, un modeste coin de ciel bleu, le soleil d'hiver. Mais l'adjuvant le plus fort est l'imagination. Le "comme si", contrairement à celui des adultes, leur permet d'élargir leur univers. L'eau, la terre et l'air sont les éléments qu'ils privilégient. La rêverie sur l'air est prolongée par celle sur les oiseaux blancs et leur vol. La clôture, à laquelle sont soumis les adolescents ne les empêche nullement de fuir en imagination. Daniel a réussi à transformer spirituellement ses camarades grâce au pacte, à l'alliance (aspect religieux de ce mot: registre solennel, climat un peu mystique). L'idée de "là-bas" contient beaucoup plus que la mention précise d'un pays.
- La fin de la nouvelle nous laisse choisir entre 2 solutions: l'une réaliste et triste, l'autre irréelle mais débouchant sur une idée de plénitude. Cette nouvelle est certainement l'une de celles où Le Clézio a mis le plus de lui-même. Avec "Mondo", c'est la seule histoire où il y a un narrateur qui dit "nous", ce qui manifeste un engagement direct. Ces 2 nouvelles se ressemblent aussi par le fait qu'elles parlent d'une fugue. Celle de Daniel rappelle celle du petit Mondo.
- "Les bergers" :
Cette nouvelle se prête à la mythocritique: partir du texte et voir comment il fait apparaître en filigrane certains mythes anciens. Parfois le mythe n'est pas présent dans les mots eux-mêmes mais sous-jacent aux épisodes du roman (cf livre de Gilbert Durand Le Décor mythique de "La Chartreuse de Parme": rapport entre les amours de Fabrice et Clélia avec celles de Psyché et Eros). Dans "Les bergers" on a de nombreuses résurgences de symboles bibliques. L'oiseau blanc est une manifestation du Divin: la colombe de Noé; celle qui apparaît au moment du baptême du Christ en sont des exemples. L'oiseau de la nouvelle de Le Clézio, le "roi de Genna" est nommé à la fin: c'est un ibis (oiseau sacré dans l'Egypte ancienne). Autre référence biblique: la fronde, qui rappelle celle dont se servait David pour tuer Goliath. L'un des enfants s'appelle Abel. Comme le frère de Caïn, c'est un berger et donc un nomade (Caïn pour sa part était un cultivateur, un sédentaire. Dieu repoussa ses offrandes, préférant celles d'Abel). Mais l'Abel de Le Clézio se démarque tout à fait de son modèle biblique: à la fin il devient agressif et violent, attaque l'oiseau blanc, puis Gaspar. Cette scène consomme la séparation entre Gaspar et les petits bergers.
Les étoiles ont un rôle important; on se rappelle la prédiction de Dieu à Abraham: ses enfants seront aussi nombreux que les étoiles. La traversée du désert rappelle les épreuves du peuple d'Israël. Dans la Bible le désert est un lieu initiatique, on s'y retire pour rencontrer le Divin. Les différentes lueurs de la nuit dans le désert (p.249) peuvent rappeler la colonne de feu qui guide les Hébreux. La mer est toute proche du désert (on pense à la Mer rouge). La présence du serpent nous fait penser à la tentation subie par Adam. Mais le serpent n'apparaît qu'à la fin de l'histoire, à un moment où la situation des bergers se gâte. Il s'appelle Nach et a des intentions agressives. Adam et Eve sont victimes du serpent alors que Gaspar et Abel en viennent à bout grâce à une étrange musique. L'esprit du mal est vaincu grâce à l'utilisation de l'art. Cependant le mal va se réveiller en la personne d'Abel. On assiste finalement à l'écroulement du mythe de la terre promise. Gaspar a atteint cette terre mais il est contraint ensuite de la quitter.
L'invasion des sauterelles rappelle l'une des "dix plaies d'Egypte" (chap.10 de "l'Exode"). On peut parler de transformation du "mythème" des sauterelles (mythème = plus petite unité composant un mythe, notion introduite par Lévi-Strauss). Les sauterelles sont d'abord agressives, s'en prennent à la végétation, aux troupeaux, aux enfants. Mais ensuite les frondes de Gaspar et d'Abel les mettent en fuite. C'est la synthèse de 2 mythèmes: celui des sauterelles et celui de la manne céleste (les sauterelles néfastes deviennent nourriture pour les enfants). Le nom de Gaspar se trouve dans la tradition para-biblique des Rois mages. Comme les mages, Gaspar est guidé par les étoiles. Il quitte ses chaussures quand il atteint le désert. Gaspar fait un apprentissage. Il devient un autre, subit des transformations. Il apprend à manier une arme légère et efficace, au service de la ruse. Il entre en contacts avec des enfants dont il ne comprend pas la langue. Ils parviennent à communiquer entre eux sans utiliser de mots. Les onomatopées, le toucher sont des moyens permettant de se comprendre. Gaspar et ses amis parviennent à oublier l'anthropocentrisme: leur forme de vie n'en est qu'une parmi beaucoup d'autres.
La conclusion de la nouvelle est claire: Gaspar revient de "l'autre côté", il retrouve le monde des hommes et de la civilisation. Gaspar se dédouble alors: physiquement il est dans le bureau du gendarme mais moralement il reste dans le désert. Le souvenir de ce qu'il a vécu là-bas l'habite entièrement. Cela lui permettra de vivre de manière différente. Mais tout n'est pas parfait de l'autre côté (Le Clézio n'est pas manichéen): la violence existe même parmi les enfants. Abel l'a réveillée.
- "Peuple du ciel" :
Le cadre de la nouvelle ("c'était un pays sans hommes") nous place dans une certaine utopie. Le merveilleux prend d'autres formes: Petite-Croix est une sorte de pythie qui se pose des questions et attend les réponses de la part des éléments. Elle a un contact charnel avec la terre. Elle va interroger l'univers. De plus il semble bien que Petite-Croix soit aveugle: cette privation d'un sens renforce les pouvoirs de ses autres sens (analogie avec de grands inspirés comme le devin Tirésias ou Homère). Pour Petite-Croix la lumière devient sensible au toucher comme des présences animales. Elle croit toucher les "chevaux de la lumière" (on se rappelle le char d'Apollon), les appelle, leur parle doucement. Après le feu, ce sont les éléments eau et air qui l'atteignent par l'intermédiaire des nuages. Une complicité s'établit entre Petite-Croix et les nuages.
La 3ème communication se fait avec des êtres vivants: les abeilles, qui sont des animaux mais semblent des émanations du bleu du ciel. Ensuite c'est avec les serpents que Petite-Croix va établir des contacts. Le chant de Petite-Croix est charmeur, enchanté comme celui d'Orphée ou celui d'Amphion (poète-architecte). Même les êtres jugés nuisibles sont attirés. Petite-Croix ne connaît pas l'antagonisme entre la Femme et le Serpent.
Après ces 4 épisodes merveilleux, Petite-Croix va avoir un dialogue avec un homme: le soldat. La fonction de celui-ci semble être d'informer l'enfant sur le monde, de remplacer les yeux absents. Le fait qu'il soit soldat est important: cela replace la nouvelle dans un contexte historique. Le Clézio fait allusion à la guerre de Corée. A la fin de la nouvelle le merveilleux se réveille: une puissance agressive, nommée Saquasoluh, va s'en prendre à Petite-Croix. C'est une sorte de géant terrible, de cyclope qui symbolise la force du mal. En lui s'incarnent toutes les tendances guerrières de l'Homme. La Nature elle-même engendre donc le mal. Le Clézio insiste sur la mort venant du ciel, du bleu, telle qu'elle attaque dans les guerres modernes.
- "Hazaran" :
On trouve un enchâssement: au milieu de la nouvelle se place un conte raconté par Martin. Ce conte a donné son titre à la nouvelle entière. Le personnage de Martin ressemble au Christ: c'est un ascète qui jeûne, un homme qui enseigne. Les enfants sont un public privilégié. A la fin il rappelle plutôt Moïse: le peuple le suit pour traverser le fleuve à gué. Il entraîne toute la communauté à sa suite. Mais l'avenir est plutôt sombre: il n'y a pas une lumière sur la rive en face. Martin raconte l'histoire de Trèfle, petite fille qui parle aux animaux. C'est le conte que les enfants comme Alia préfèrent. Trèfle résout de difficiles énigmes grâce à son bon sens et à sa volonté d'entretenir des relations harmonieuses avec l'univers. La fin du conte retrouve le merveilleux: les oiseaux du ciel emportent Trèfle au merveilleux pays que l'on nomme Hazaran.
Le conte de Martin séduit son auditoire, mais le merveilleux se trouve aussi dans la vie de Martin. Cet homme semble venir d'ailleurs. A son propos Le Clézio parle d'un "autrefois" mal défini: il pourrait s'agir de la jeunesse de Martin ou alors d'une autre vie, antérieure. Martin a peut-être contemplé les vérités immuables et s'en souvient vaguement (cf le mythe de la caverne, de Platon). Son amie Alia (nom qui signifie "l'autre") est surnommée un moment "petite lune": la lune brille grâce au reflet du soleil. Alia se trouve dans le monde du reflet. Martin se livre à un enseignement: il parle aux hommes qui l'entourent. Le contexte moderne est important: bidonvilles, aéroports, étudiants et technocrates intervenant dans l'histoire.
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