mardi 8 octobre 2013

L'origine et le développement de la philosophie et de la science grecques (cours de M. Rieu, terminale A, 1981/82)

I.  Les origines sociales de la pensée scientifique .

  On peut dater du 6ème siècle av.J.C. l'apparition d'un ensemble de connaissances, de techniques qui sont la base de ce que nous appelons, encore aujourd'hui, science et philosophie. Ainsi les Grecs à cette époque construisent une astronomie qui est en rupture totale avec les connaissances disponibles à leur époque. Or cette révolution est étrange parce que les Grecs n'ont pas encore de tradition scientifique établie. De plus leur connaissance des astres est largement empruntée aux Chaldéens. Qu'est-ce qui distingue les Grecs ? C'est essentiellement une méthode de raisonnement et une certaine conception de la connaissance. Il faut opposer l'astronomie à Babylone et l'astronomie grecque.

1) A Babylone l'astronomie est d'abord une religion. On ne connaît le ciel que pour prier les dieux. On cherche simplement à lire dans le ciel le destin des hommes et des sociétés. L'astronomie babylonienne s'intéresse peu au Soleil, mais à Vénus. En effet ils croient que les positions de Vénus déterminent le destin des hommes. L'astronomie est donc en fait une astrologie. Le monde céleste représente des puissance divines et non pas des corps célestes. Quelles que soient les subtilités de leurs connaissances, les Babyloniens ne possèdent pas une science astronomique.

2) L'observation des astres est réservée uniquement à la classe des scribes. Le scribe est le scientifique. Il a pour fonction générale d'enregistrer, pour les conserver, tous les détails de la vie sociale. L'idée principale: écrire, c'est dominer. C'est mettre un signe social par lequel le groupe peut contrôler l'événement. Les scribes sont au service du roi, donc l'écriture n'est pas un instrument de diffusion de la connaissance, fait pour rendre public, mais au contraire un moyen d'établir une puissance secrète. Le destin du roi et celui de son royaume dépendent de la connaissance qu'il prend de ce qui se passe dans le ciel. En effet le roi est intermédiaire entre le ciel et la terre et c'est lui qui décide à quels moments accomplir les actes religieux et sociaux.

3) Caractère purement astronomique de l'astronomie. Il n'y a pas de représentation géométrique des astres les uns par rapport aux autres. On note simplement la position des astres les uns par rapport aux autres et la coïncidence de certains signes permet de prévoir des modifications futures.

    L'astronomie grecque, dès le départ, n'est pas une religion astrale. Les physiciens (= ceux qui étudient la nature) du 6ème et du 7ème siècles (Thalès, Anaximandre) veulent présenter une "theoria" (ce qui veut dire "vision") une conception générale qui rend le monde explicable sans aucun rapport avec la religion. Le but de tout cela est de distinguer deux types de pensées: la pensée rationnelle et la pensée mythique. La pensée des Babyloniens est une pensée mythique. Elle ne conçoit le monde qu'à travers un certain nombre de croyances, alors que la pensée rationnelle élimine la magie, tente de vérifier et de prouver les opinions et les jugements portés par les hommes. Elle démontre, elle prouve, cherche à établir des faits alors que la pensée mythique repose sur des croyances.  La révolution qui se produit au 6ème siècle avant J.C.est donc la naissance de la pensée rationnelle.

   Les "theoria" ont déjà une certaine exigence d'ordre et de rationalité. Par exemple des physiciens cherchent à expliquer les phénomènes naturels à partir d'exemples pris dans la vie quotidienne et notamment dans les techniques employées par des artisans. On compare le monde à un creuset, on comprend que le monde est composé d'éléments différents mélangés pour obtenir un alliage. On cherche à expliquer la création du monde selon l'image du tamis. En effet il sépare les éléments les plus gros des plus fins, donc il crée de l'ordre. Or le monde pour être connu exige qu'on connaisse l'ordre qui le compose et plutôt que d'avoir recours à des dieux, on parle d'une image.

  2ème theoria: on explique la formation du monde par l'exemple d'un récipient dans lequel se trouve une eau boueuse. On le fait tourner sur lui-même à grande vitesse et on remarque que les éléments les plus lourds tombent au fond alors que les plus légers montent à la surface. Ce qui est lourd tombe au sol, ce qui est léger monte au ciel. On peut donc expliquer le monde par ce système. Une société développe certains savoirs ou connaissances qui peuvent fournir des modèles à partir desquels des savants ou des philosophes cherchent à expliquer le monde et la nature. La "theoria", cette première forme de la connaissance scientifique et philosophique, est la proposition d'un modèle pour décrire le monde.

  Karl Popper montre que les théories scientifiques sont des constructions de l'esprit fondées sur certains faits, mais elles sont des interprétations de ces faits, et donc des façons de décrire et de comprendre le monde. Il en résulte que le même fait, bien établi, reçoit des interprétations différentes selon les conceptions disponibles. La science est moins la connaissance des faits que la construction de théories pour expliquer les faits. Ce qui importe à la philosophie dans la science, c'est la façon dont les théories sont construites, le lien unissant les théories au développement culturel et social. Les Grecs utilisaient les mêmes faits que les Babyloniens, mais leur interprétation diffère. C'est pourquoi il importe de comprendre pourquoi et comment la science grecque s'est développée.

  Une telle mutation n'est pas seulement dirigée contre les conceptions babyloniennes, mais elle s'oppose aussi à la culture archaïque grecque et en particulier à la conception du monde qu'on trouve chez Hésiode et chez Homère. Hésiode avait écrit Les Travaux et les jours , qui est une cosmogonie (étude de l'univers en tant qu'ordonné). "Cosmos" s'oppose à "chaos". L'étude de l'ordre de l'univers, elle, s'appelle cosmologie. Chez Hésiode, la Terre est un disque à peu près plat. Elle est entourée d'un fleuve circulaire, sans origine et sans fin, puisqu'il se jette indéfiniment en lui-même: l'Océan. Au-dessus de la Terre se trouve une coupole d'airain (bronze), comme un bol posé sur le pourtour de l'Océan. Le bronze est à l'époque le métal le plus connu, le plus solide et cela explique l'inaltérabilité du Ciel, prouvée par la permanence des étoiles. Comment la Terre est-elle définie ? Elle est ce sur quoi on peut marcher en toute sécurité, ce qui est sûr, ce qui est réel. Pour expliquer cette philosophie, on imagine que la Terre a des racines, mais on ne sait pas où vont ces racines. Pourtant Hésiode permet de comprendre que cette explication est un mythe. En effet le monde est aussi comparé à une immense jarre terminée par un col étroit. Dans le col de la jarre descendent les racines du monde. Dans la jarre sont le chaos, le désordre, la folie. L'espace n'y est pas orienté: le haut et le bas, la droite et la gauche n'existent pas. Zeus, quand il est devenu roi de l'univers, a fermé le col de la jarre et a donc séparé à tout jamais le monde des ténèbres, où règne le désordre, de la surface de la Terre devenue avec le Ciel un cosmos. La jarre est une image mythique. En effet les Grecs archaïques avaient l'habitude d'enterrer dans le sol de leur cellier de grandes jarres qui contenaient des grains, mais aussi les morts de la maison. Le monde souterrain que symbolise la jarre est celui d'où montent les plantes, où germent les semences, où la vie se met en marche. C'est là que les vivants vont se désagréger pour retourner à la nature. La conception d'Hésiode est mythique puisqu'elle repose sur l'action des dieux, mais elle est d'une grande complexité puisqu'elle explique non seulement l'organisation de l'univers, mais aussi les cycles qui l'animent, en particulier la naissance et la mort. Le modèle explicatif est tiré d'une croyance mythique, il n'est pas vérifiable. C'est pourquoi il ne peut être développé comme une science qui se rectifie, se remet en chantier lorsqu'elle butte sur des faits qu'elle ne peut expliquer.

  Pour montrer l'importance de la mutation qui s'est produite en Grèce, comparons cette conception du monde à celle d'Anaximandre . Pour ce dernier, la Terre est un fragment de colonne au milieu du Cosmos, mais il doit expliquer pourquoi la Terre reste immobile au milieu du Cosmos puisqu'il n'y a rien pour la retenir, Anaximandre ne parlant pas de racines. Si la Terre ne tombe pas, c'est qu'elle est à égale distance de tous les points de la circonférence céleste. Elle ne peut donc pas aller plus en haut ou plus en bas, elle est au centre. C'est par une explication purement rationelle qu'Anaximandre explique la fixité de la Terre. Il utilise une propriété géométrique démontrable. De plus la conception de l'univers est devenue sphérique, géométrique. Le monde n'est plus habité de dieux, mais il est dominé par un espace géométrisé défini par des rapports de distance et de position. L'espace est homogène, constitué de rapports symétriques et réversibles. Anaximandre va jusqu'à concevoir des antipodes.

  Il reste à expliquer comment les Grecs sont sortis du mythe, c'est à dire comment une mutation culturelle est rendue possible. Le point essentiel dans cette mutation est l'avènement de la cité (polis). Le village traditionnel était un conglomérat de maisons construites dans tous les sens, divisé entre les clans toujours en rivalité pour la domination. Le chef du clan était concerné principalement par les problèmes de sa famille et les conflits possibles avec les autres clans. La cité, elle, va regrouper tous les clans, donner une unité au village en formant une communauté qui se pensera elle-même, cherchera à garantir son autonomie et l'harmonie entre les différents clans.

  Tout d'abord la cité est caractérisée par son organisation politique qui permet à chaque citoyen de prendre part au débat public. La cité était construite autour d'un lieu public: une place appelée agora qui se trouvait au centre de la cité. On oppose le public et le privé. Dans la société archaïque, les hommes ignoraient la distinction entre le privé et le public. Le chef d'un clan ne pensait qu'aux intérêts de son clan. Toute pensée était liée aux intérêts des individus du groupe. Or la culture archaïque grecque avait été menacée par des facteurs économiques et sociaux qui pouvaient entraîner sa perte si elle ne se donnait pas les moyens culturels et intellectuels pour se transformer. Le développement du commerce a mis en relation les villages. Les cultures locales se sont affrontées. Les idées étrangères ont perturbé l'ordre archaïque. De plus, dans chaque cité, le nombre d'étrangers ("métèques") a augmenté, donc la stabilité sociale est menacée.













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